L?image de l?octogénaire obtus pour lequel l?auteur de Pelléas est un dangereux révolutionnaire et Stravinsky un terroriste, occulte complètement la véritable histoire d?un compositeur qui a entendu Chopin et enterré Debussy. En fait Camille Saint-Saëns a vécu trop longtemps pour que la postérité se souvienne de son aspect novateur. Musicien complet, c'est aussi un homme qui s'intéresse à tout. Féru d?astronomie, il consacre la somme reçue pour sa première ?uvre éditée à l?achat d?un grand télescope pour admirer les astres. Il fera d?ailleurs largement partager cette passion à ses élèves de l?Ecole Niedermayer qui l?accompagnent souvent sur le toit de l?établissement pour contempler les étoiles.

Doté d?une nature fiévreuse et ardente, ce musicianissime, le mot est de Franz Liszt, est un altruiste qui défend ardemment ses contemporains, en particulier Berlioz, Liszt et Wagner. Ce dernier lui fait découvrir en primeur la Bacchanale de Tannhäuser qu?il est en train d?écrire pour l?Opéra de Paris. Saint-Saëns est donc du côté des trois compositeurs les plus dangereux, subversifs et iconoclastes de l?époque ! A la Salle Pleyel, il impose les Concertos pour piano de Mozart encore inconnus à l?époque. Il soutient aussi les ?uvres de Beethoven (encore peu acceptées) et celles de Schumann. Cette triple activité de pianiste, organiste et compositeur est menée tambour battant. Saint-Saëns a de la facilité. Il écrit son fameux Concerto pour piano no 2, en dix-sept jours pour le grand virtuose Anton Rubinstein, de passage à Paris et qui n?a rien de nouveau à jouer. Au début des années soixante il enseigne le piano et a de nombreux élèves parmi lesquels André Messager et Gabriel Fauré avec lequel il cultivera une belle amitié jusqu?à sa mort.

Pour se frayer un chemin dans un catalogue touffu et inégal essayons d?en proposer quelques jalons. A une époque dominée par l?opéra, Saint-Saëns est avant tout un compositeur de musique instrumentale même s?il laisse une quinzaine d??uvres pour le théâtre, telle Samson et Dalila qui reste son chef-d??uvre en la matière. Le corpus des Concertos pour piano et sans doute la pierre angulaire de son ?uvre. Il en existe plusieurs versions intégrales à découvrir sur votre Qobuz et des enregistrements isolés avec Rubinstein, Ciccolini ou Thibaudet. Le souci, très français, de ménager des couleurs instrumentales chatoyantes allié à une écriture à la fois virtuose et expressive placent ces cinq concertos en tête du répertoire de cette époque. Pour le violon il écrit le splendide Concerto en si mineur (no 3) et pour le violoncelle le Concerto en la mineur (no 1) à l?écriture d?une coupe à la fois lyrique et concise. Il écrit des symphonies à une époque où ce genre est abandonné en France mais encore bien vivace dans le reste de l?Europe avec Brahms, Bruckner, Mahler, Nielsen, Elgar ou Sibelius. Si sa célèbre Symphonie avec orgue en do mineur (no 3) n?est pas exempte de boursouflures, il faut en souligner la sûreté de son écriture et l?attrait irrésistible de son brillant finale. Saint-Saëns excelle tout particulièrement dans ses poèmes symphoniques qui s?inscrivent sans rougir dans le voisinage de ceux de son ami Liszt. Le Rouet d?Omphale, la Jeunesse d?Hercule, Phaéton ou la Danse macabre sont autant de réussites majeures à inscrire à l?actif des meilleures ?uvres de Saint-Saëns.

Ce symphoniste né s?intéresse aussi, de sa jeunesse à ses derniers jours, à la musique de chambre pour laquelle il écrit des ?uvres remarquables avec toujours ce même souci de clarté et de limpidité d?écriture. Beaucoup de (très) bonne musique, dont deux Quatuors à cordes, deux Trios avec piano, en particulier celui en fa majeur (no 1, op. 18) ?uvre de jeunesse radieuse et parfaite dans sa forme comme dans son expression qui enthousiasmait tant Ravel au point qu?il s?en serve comme modèle pour son propre Trio en la mineur. Il existe aussi un Quatuor et un Quintette avec piano et le fameux Septuor en mi bémol majeur réunissant un instrumentarium tout à fait particulier : piano, trompette, 2 violons, alto, alto violoncelle et contrebasse. Cette ?uvre de commande qui devait rester sans lendemain est devenue, à la grande surprise de son auteur qui ne faisait pas grand cas de cette partition, une des plus jouées de Saint-Saëns. La même mésaventure, mais d?une envergure mondiale, est arrivée à ce qui n?était qu?une farce : Le Carnaval des animaux, une « Grande fantaisie zoologique » écrite pour être jouée en privé le jour du Mardi-Gras 1886 chez son ami le violoncelliste? Lebouc, ça ne s?invente pas ! Toujours curieux de tout, Saint-Saëns écrivit, en 1908, la première musique de film de l?histoire du cinéma, pour L?Assassinat du duc de Guise d?André Calmette (photo ci-dessous). La musique accompagne les dix-huit minutes du film en suivant les péripéties de l?action sans toutefois recourir à un pastiche facile. Etrange raccourci de l?histoire que ce contemporain de Schumann écrivant pour le Septième Art?

A la fin de sa longue vie, et, probablement en réaction face à un monde qu?il ne comprend plus, Saint-Saëns écrit Trois sonates pour instruments à vent d?une simplicité et d?une gravité d?écriture absolues. Sa démarche est d?ailleurs exactement la même que celle de Claude Debussy quelques années plus tôt, ce Debussy envers lequel il a été aussi sourd qu?injuste. Tous les deux ont tenté de retrouver l?esprit de la sonate française du 18e siècle et la mort a ruiné l?achèvement de leur projet. L?histoire se répétera dans les années soixante avec Francis Poulenc qui, lui aussi, mettra un point final à son catalogue avec de splendides sonates pour instruments à vent. L?heure de la réhabilitation de Saint-Saëns semble commencer à sonner, s?il on juge par la quantité d?enregistrements de ses ?uvres, des plus connues au plus rares.

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François Hudry : 19 juin 2013 par qobuz.com