Le grand chef-d'orchestre Ataulfo Argenta aurait eu cent ans en cette année 2013. Issu d'une famille modeste, pour ne pas dire pauvre, il avait grandi dans une ambiance de privations et de difficultés. Toutefois ses parents lui font commencer le piano avec une vieille demoiselle à moitié sourde, puis avec un professeur plus intéressé par la pêche que par le piano, comme il le racontait lui-même avec humour. Pianiste comme tant d'autres, il aurait pu devenir un obscur répétiteur dans un opéra de province, mais le destin en a décidé autrement en lui donnant l'idée d'aller se perfectionner, d'abord à Liège, puis en Allemagne. C'est là qu'il rencontre l'homme qui allait éclairer sa vie et le révéler à lui-même : Carl Schuricht. Subjugué par le talent du jeune homme, le grand chef d'orchestre le prend sous son aile. Argenta passe quatre ans à Kassel aux côtés du maître qui le persuade de devenir chef-d'orchestre (photo ci-dessous : Argenta et Schuricht).

Dès lors c'est une voie royale qui s'offre au jeune Espagnol qui dirige son premier concert, à la Radio de Berlin, avant de conduire sa carrière avec patience, à force de travail et d'une culture acquise auprès de la littérature, de la peinture et de l'histoire pour connaître parfaitement l'environnement du répertoire abordé.

J'ai bien le temps, jette-t-il en riant au critique Bernard Gavoty, en 1956. Nous vivons tous si vieux, nous autres chefs d'orchestre ! Une réflexion malheureusement bien peu prémonitoire pour cet homme qui allait disparaître tragiquement moins de deux ans plus tard. Mais en ce milieu des années cinquante, à l'heure où Furtwängler vient de mourir et où les forces vives abandonnent peu à peu le grand Toscanini qui posera bientôt définitivement sa baguette, Ataulfo Argenta est une des plus riches promesses musicales de ce temps, au même titre qu'un Carlo Maria Giulini ou qu'un Herbert von Karajan. On s'arrache ce chef d'orchestre à l'allure athlétique et au fort tempérament.

Pourquoi tant de hâte ? écrit-il. La carrière de chef exige une préparation minutieuse ; il faut non seulement connaître la partition, mais encore posséder à fond un instrument. Il est indispensable aussi de jouer de la musique de chambre, faire partie, si possible, d'un orchestre symphonique et, surtout, écouter, écouter, écouter, écouter...

Le jeune maestro commence à enregistrer des disques avec quelques intégrales de Zarzuelas où de jeunes chanteuses débutent en même temps que lui : Maria Morales, Pilar Lorengar, Teresa Berganza. Sa baguette ardente fait danser les rythmes du Barberillo de Lavapiés de Barbieri comme de La Gran Via de Chueca.

En Angleterre il est remarqué par DECCA qui le prend aussitôt dans son écurie comme pour attiser les rivalités avec EMI qui s'est vite associée aux jeunes loups du moment (photo ci-dessous : Jeu de mains entre Karajan et Argenta). De cette époque datent les grands enregistrements d'Argenta où éclatent son tempérament et son sens aigu de la couleur orchestrale. Ils sont disponibles sur votre Qobuz en un bel album anthologique. On le fait enregistrer avec deux grands orchestres "maison", l'Orchestre de la Suisse Romande et l'Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire.

A Londres, il grave les deux Concertos de Liszt avec un jeune pianiste américain qui lui non plus ne vivra pas longtemps, Julius Katchen. Son répertoire fait la part belle à Manuel de Falla, Debussy, Turina, Rodrigo, Tchaïkovski, Berlioz, Beethoven et Joaquin Turina. A Genève, Ernest Ansermet songe sérieusement à lui pour le remplacer à la tête de l'Orchestre de la Suisse Romande qu'il a fondé quarante ans plus tôt.

Mais le 21 janvier 1958, quelques jours à peine après voir dirigé le Messie de Handel avec un succès immense, il meurt en pleine gloire dans des circonstances confuses, juste avant d'enregistrer l'intégrale des Symphonies de Brahms avec l'Orchestre Philharmonique de Vienne. On le retrouve dans le garage de sa maison, étendu devant sa voiture, mortellement empoisonné par le monoxyde de carbone dégagé par le moteur en marche. Accident ? Suicide ? Aucune théorie ne va convaincre ses proches, car cet homme était la vie même et personne ne lui connaissait des intentions suicidaires.

Le dossier a été refermé aussitôt après l'autopsie et Ataulfo Argenta a emporté son secret dans la tombe. Cent ans après sa naissance, il nous reste ses enregistrements reflétant la fugitive trace d'un artiste chaleureux et passionné.

Classique : François Hudry 2/10/2013 par qobuz.com