Avec « Something in the Room She Moves », la compositrice américaine revient avec un disque minimaliste et avant-gardiste fascinant, délesté de ses habituelles couches sonores et habité par le mouvement et la fluidité. Epuisée et plus à l’aise avec les sons que le verbe, Julia Holter s’est assise un instant pour discuter de son rapport à la création, de la curiosité qui impulse son œuvre jusqu’à sa performance scénique.

Qu’est-ce qui guide votre création ?

La curiosité. Je suis toujours à la recherche de quelque chose, sans vraiment savoir quoi. Je n’aime pas avoir d’idées préconçues, je vois ce qui se passe et j’aime être surprise.

Êtes-vous à la recherche de sons nouveaux ?

Disons que je suis curieuse de voir ce que les sons deviennent lorsqu’ils sont réunis.

Votre travail est rempli de références à l’art et à la littérature. Comment entretenez-vous cette curiosité ?

Je ne suis pas curieuse en permanence. On touche là à ce qui me fait le plus défaut et qui est le plus dur à travailler. C’est très important d’attiser notre curiosité, car on est trop souvent confronté à la banalité. Il arrive que l’on soit fatigué, que l’on s’en fiche et donc que l’imagination ne soit pas là. C’est normal. J’adore être émerveillée par les choses, mais ça n’arrive pas tout le temps. Il faut être dans le bon état d’esprit aussi. J’ai organisé des ateliers en ce sens, que j’ai appelés « Words, Non-Words & Music ». J’en ai fait deux en ligne au plus fort de la pandémie, puis un en personne, en France, dans les Pyrénées, pour Camp, une organisation spécialisée dans les workshops d’artistes. L’idée était de rechercher l’espace mental nécessaire pour écrire sans se sentir inhibé.

Qu’est-ce qui vous a aidée pour cet album ?

Writing Blind d’Hélène Cixous. Son texte décrit cet état où votre cerveau est aveugle mais votre imagination voit et tout sort, l’écriture, les mots. Sur le disque, le morceau Spinning parle de ça. À l’époque, il y avait plein de basculements dans ma vie et j’avais besoin de quelque chose pour me sentir motivée, ou du moins pour me souvenir de la sensation. Il m’a redonné cette urgence créative. Je l’ai d’ailleurs lu durant un de mes workshops et tout le monde l’a aimé, parce qu’il est si parlant.

Il y a aussi eu Get Back, le documentaire sur les Beatles, que j’ai découvert en 2021. Il capture leur processus créatif de manière inédite et c’est très intéressant à observer pour moi qui n’ai jamais vraiment travaillé avec d’autres, aussi intensément. Pour la composition, j’ai travaillé avec des amis mais individuellement et pas très souvent.

J’ai lu que vous aviez besoin de désordre dans votre bureau pour créer. D’où cela vient-il ?

C’est bizarre. Pas spécialement… Récemment, j’ai réalisé que j’avais un déficit de l’attention, un TDAH. Ce n’est pas très grave, mais je pense que cela joue. Dans mon processus créatif, le fait de mêler beaucoup de choses est intrinsèquement lié à ma curiosité de l’inconnu. Je parlais souvent de ça pour mon album Aviary… De croiser tous ces sons et de voir comment ils fonctionnent ensemble.

Qu’appelez-vous l’inconnu ?

Quelque chose que vous ne pouvez pas voir ou imaginer à l’avance – avant de le voir ou de le rencontrer, peut-être ? J’aime ne pas savoir à quoi va ressembler la musique avant d’assembler les sons et de les entendre réunis.

Donc l’inconnu serait votre création ?

Quelque chose qui se crée en moi, je dirais.

Certains morceaux de Something in the Room She Moves sont bien plus produits que d’autres.

Oui, il y a des différences. These Morning et le morceau-titre sont moins produits. A contrario, Sun Girl et Evening Mood le sont bien plus. Je les ai beaucoup plus travaillés. Honnêtement, si j’avais eu plus de temps, je m’en serais occupé davantage. Mais je pense qu’ils sont bien comme cela. Ils sont plus simples. Je ne m’intéresse plus autant à la production.

Julia Holter
Julia Holter © Camille Blake
Je ne m’intéresse plus autant à la production.

Pensez-vous vos morceaux dans leur dimension scénique quand vous les créez en studio ?

La scène et l’écriture sont tellement différents l’un de l’autre. Quand j’écris, je ne veux pas être limitée par les choses que j’aurais à faire sur scène. Le live, c’est compliqué parce qu’il y a tellement de logistique, c’est écrasant. Planifier une tournée, par exemple, me prend tellement d’énergie et c’est beaucoup d’administratif assez compliqué. Donc pour moi, être assise et réfléchir aux instruments que je vais utiliser sur scène, alors que j’écris la musique, c’est impossible. C’est un non absolu. Certains sont bons là-dedans, mais moi, ça me stresse énormément. Le son d’un enregistrement est tellement différent de celui d’un concert, à cause de la façon dont on fait les choses, et c’est un sentiment complètement différent. J’aime aussi sortir des choses nouvelles des versions studio, sur scène.

Les contraintes ne vous aident jamais à créer ?

Je ne sais pas. Les limites peuvent être bénéfiques. Les bonnes, seulement. Pas les limites économiques ou pratiques. Si l’on parle juste de l’enregistrement, il y en a tellement. Tu peux te dire « Je ne vais pas faire du multipiste pour les voix, parce que je ne pourrai pas les refaire sur scène » ou « Je ne vais pas non plus engager un orchestre pour l’album, car cela va coûter trop cher ensuite »… C’est très pragmatique sur certains aspects.

Julia Holter
Julia Holter © Camille Blake

Hier, vous aviez une session d’écoute suivie d’un Q&A pour accompagner la sortie de l’album. Qu’est-ce que ça fait d’échanger directement avec ceux qui vous écoutent ?

C’est un véritable défi pour moi. Jouer, c’est facile, parler, c’est effrayant. S’adresser au public, c’est réaliser à nouveau que tu es un être humain, comme tout le monde. Lorsque tu joues, tu as l’impression d’être un peu surnaturel. Tu ne te sens pas comme une énorme star, mais tu as l’impression de… Je ne sais pas comment dire… De te transformer ? Je ne me sens pas moi-même. D’autres le verront différent, bien sûr. Moi, je bascule légèrement dans un autre état. Je suis aussi assez timide, alors ces moments de confrontation peuvent être un peu bizarres pour moi.

Il y a aussi quelque chose de l’ordre de la transformation dans le tableau que vous avez choisi pour la pochette. Que signifie-t-il pour vous ?

C’est une peinture de Christina Quarles, qui existait déjà et qu’elle m’a permis d’utiliser. Elle s’appelle Wrestling. J’ai eu beaucoup de mal à réfléchir à la pochette parce que je voulais mettre l’accent sur le corps, mais je ne voulais pas de photographie. Je ne voulais pas que ce soit agressif, mais intéressant et complexe. Christina travaille beaucoup sur les silhouettes, les corps et les interactions entre les corps, les sentiments liés à l’expérience de son propre corps. Ici, il peut s’agir de sexe, de violence ou de tendresse. Cela peut être beaucoup de choses à la fois. Et j’aime cette multiplicité. Il y a tellement de choses intéressantes, subtiles et philosophiques dans son travail sur le fait d’être queer, sur le corps queer, sur le fait d’avoir différentes origines. Et puis, il y a tellement de couches…

Les couches sont d’ailleurs une constante de votre composition. Pourraient-elles être la métaphore sonore d’un désir de protection ?

C’est possible. Je n’y avais pas pensé comme ça mais oui… Par rapport aux précédents, ce disque en a moins. Parce que je n’ai pas vraiment eu le temps d’en avoir autant…