Sur scène comme au disque, Voces8 déchaîne les passions par son éclectisme et la perfection de son timbre. Attaché à la création contemporaine, le chœur de chambre britannique vient de publier « Home », un album réalisé avec le compositeur Eric Whitacre. Lors de la Folle Journée de Nantes 2023, Qobuz a rencontré le contre-ténor Barnaby Smith, par ailleurs directeur artistique de Voces8, et la soprano Andrea Haines.

Casser les frontières entre les répertoires et les époques, c’est devenu quelque chose d’incontournable pour vous ?

Barnaby Smith : L’auditeur aime être entraîné dans un voyage sonore, et c’est ce que nous cherchons en priorité. En tant que groupe, nous sommes naturellement portés à chanter toute une variété de styles et cela se sent dans notre répertoire au disque.

Andrea Haines : Lorsqu’un mélomane se rend à un concert avec en tête une idée précise de ce qu’il va écouter, du type de musique qu’il aime, c’est toujours un plaisir de lui faire découvrir au passage quelque chose de très différent de ses habitudes.

B.S : Ça nous arrive aussi en tant qu’artistes. Très souvent, nos managers nous font découvrir du répertoire qu’on ne connaissait pas, et c’est une belle façon pour le groupe de…

A. H. : … partir à l’aventure !

Passer d’un répertoire à un autre demande une certaine agilité technique, comme chez les sportifs.

B. S. : C’est drôle que vous parliez de sport parce que nous comparons souvent notre travail aux épreuves d’athlétisme. On pourrait dire que les chanteurs d’opéra sont des sprinters : pendant deux à trois heures, ils vont déployer tout un répertoire belcantiste, ce pour quoi nous ne sommes pas spécialement taillés, ou alors il nous faudrait énormément d’entraînement pour y arriver. Notre approche est différente car transversale, on ferait plus de l’heptathlon.

Ça veut dire que vous avez chacun une spécialisation ?

A. H. : Exactement ! Nous avons tous des pôles de compétences différents, des intérêts différents. Si vous demandez à chacun d’entre nous ce qu’on écoute sur notre temps libre, vous obtiendrez des réponses extrêmement variées : ça peut aller de Bach à Chris Thile en passant par le R&B.

B. S. : En tournée, on se déplace souvent à deux voitures, et selon qui se trouve dans quel véhicule et qui a la main sur la playlist, je me retrouve à entendre des morceaux que je n’écouterais jamais autrement. Surtout quand c’est Andrea qui fait la programmation !

Justement, que trouve-t-on dans vos playlists ?

A. H. : Je suis très éclectique donc il y a aussi bien du Kendrick Lamar que du Chris Thile. Et du folk aussi, je suis très portée sur l’indie.

B. S. : Pour ma part, j’écoute principalement du classique. Donc Bach, Haendel, les polyphonies de la Renaissance. Sinon, je suis un fan absolu de Michael Jackson. Et en voiture lors des tournées, tant qu’on passe au moins une fois le Concerto pour violon de Bruch et le Concerto pour piano n°2 de Rachmaninov, je suis content !

Pour construire vos programmes, vous partez d’une idée, d’un concept, d’une œuvre ?

B. S. : Ça vient souvent d’influences extérieures. Parfois, c’est un festival qui nous aiguille, ce qui amène souvent de nouvelles idées et de nouveaux répertoires, et au bout du compte, de la matière pour enregistrer un disque. D’autres fois, c’est en échangeant avec notre label Decca, qui nous fait d’autres propositions. Travailler en permanence avec les huit membres de l’ensemble, c’est fantastique car on développe une unité, un esprit d’équipe. Mais ça peut vite nous isoler du reste du monde, alors c’est précieux d’avoir ces appels d’air externes pour nous sortir un peu de notre bulle.

On sent chez vous une différence d’approche entre la scène et l’enregistrement en studio.

A. H. : Tout à fait ! Les deux visions sont assez distinctes. Pendant l’enregistrement, nous sommes placés assez près des micros. C’est tout l’inverse lorsque vous avez un public, un espace à remplir du point de vue sonore. Ça implique d’autres challenges techniques pour nous.

B. S. : Il y a aussi la dimension visuelle de la performance scénique. Inclure des éléments humoristiques permet d’augmenter l’expérience : les gens seront d’encore meilleure humeur s’ils rient en plus d’entendre de la belle musique. Pour ce qui est du studio, on nous demande souvent comment on sculpte notre timbre sur CD. La réponse est très simple : on enregistre près des micros, mais on chante assez bas – la plupart du temps à 50 % de notre puissance habituelle sur scène. C’est ça qui donne à nos auditeurs le sentiment d’être dans un espace très intime.

L’enregistrement serait une quête de perfection sonore comparé aux conditions aléatoires du live ?

B. S. : En concert, tous les facteurs comptent. Le public est différent à chaque fois, mais la salle aussi, et elle a d’autant plus d’impact pour un format comme le nôtre : le chant a cappella. Quand on enregistre, c’est autre chose : on va d’abord chanter le morceau deux ou trois fois, puis on se pose et on le réécoute avant d’entamer une discussion collective. Comment ça sonne ? Est-ce que c’est bien équilibré ? Allons-nous dans la direction artistique souhaitée ?, etc.. Chaque pièce est un petit joyau que nous passons beaucoup de temps à polir.

Parlons de ce nouvel album, Home, réalisé avec Eric Whitacre. C’est important pour vous de travailler aussi avec des compositeurs vivants et pas uniquement sur des œuvres du passé ?

A. H. : L’album est centré sur une composition récente d’Eric, The Sacred Veil. Mais nous avons eu la chance d’enregistrer d’autres œuvres de son répertoire, de sa toute première pièce Go Lovely Rose à une nouvelle composition qui date de l’an dernier. On a ainsi exploré la totalité de son parcours musical. Au milieu de tout ça, il y a The Sacred Veil, cette pièce très importante où Eric raconte la perte d’une amie proche morte d’un cancer, et qui aborde tous les grands thèmes : l’amour, la perte, le deuil, et à la fin l’espoir. C’était une expérience assez incroyable pour nous de travailler avec Eric, de nous plonger dans cette histoire et dans l’histoire de son évolution musicale. Avoir l’occasion de comprendre les origines de sa construction en tant que musicien a été très précieux.

B. H. : Eric apporte une énergie assez différente de celle à laquelle nous sommes habitués. Le groupe est très porté sur la technique et la construction méticuleuse du son, là où Eric est un esprit beaucoup plus libre. Le risque pour un chef, surtout quand il est aussi compositeur, c’est de vouloir tout contrôler. Or, ce que j’ai adoré chez lui – et je pense qu’il a choisi la bonne méthode –, c’est qu’il nous a très clairement exprimé la direction qu’il voulait prendre, mais ensuite, il nous laissait travailler en totale autonomie. Et pendant ce temps, il s’allongeait en écoutant les vibrations de notre chant se propager dans le sol ! Vous parliez de l’importance des compositeurs d’aujourd’hui : de même que nous sommes ravis de pouvoir chanter de la musique vieille de plusieurs siècles, nous voulons que les générations futures puissent profiter de la musique d’aujourd’hui. Les compositeurs d’aujourd’hui seront les classiques de demain, et c’est un immense honneur de travailler avec eux.

Arrivez-vous à maintenir un fonctionnement démocratique dans votre ensemble, ou y a-t-il parfois des envies de putsch ?

B. S. : C’est sain d’avoir quelques tensions de temps en temps, ça nous évite de sombrer dans le conformisme…

A. H. : Ça montre aussi que les chanteurs se sentent concernés par le projet !

B. S. : La démocratie, ça prend du temps. En tant que directeur artistique, je donne l’impulsion en général. Ensuite, si quelqu’un souhaite exprimer un autre point de vue, il est tout à fait invité à le faire, de même si l’un d’entre nous à une meilleure expertise sur un sujet. Notre fonctionnement est démocratique. Mais il y a un point à ne surtout pas oublier : sur scène et devant un public, il n’y a personne pour nous diriger. Et nous portons collectivement la responsabilité du show. Ça modifie notre façon de répéter. Chacun doit penser comme le ferait un chef hypothétique. Lorsque le groupe intègre une nouvelle recrue, celle-ci est souvent assez jeune et n’a pas encore eu l’occasion dans sa vie de faire cet ajustement mental, ou alors elle est en train de le faire. Tout l’enjeu est qu’elle adopte peu à peu cet état d’esprit.

A. H. : Exactement. Il s’agit d’ouvrir le champ des possibles, de créer une forme dans laquelle nous pouvons librement discuter. Ça n’est jamais que de la musique : il n’y a pas de fausse ou de vraie interprétation. Le travail de Barnaby est de trouver un chemin de cohésion au milieu de toutes nos opinions, autrement, ça peut être frustrant. À huit, nous avons beaucoup d’idées, et le but reste que chacun ait le sentiment de pouvoir s’exprimer derrière le collectif.

Au fond, l’idée est de trouver une voix qui est propre à Voces8, et pas juste la somme de vos huit voix ?

A. H. : C’est exactement notre but, trouver l’équilibre dans un timbre unique et propre à Voces8. Jacob Collier est venu nous chercher car il voulait travailler avec Voces8 « l’instrument », et pas Voces8 « les chanteurs ».

B. S. : Il faut beaucoup de bienveillance pour être musicien au sein d’un groupe. Vous devez avoir la volonté de vous mettre au service de l’ensemble. Sur scène, on passe peut-être à peine 10 % du temps à chanter réellement comme soi-même, et 90 % du reste à s’adapter à la façon de produire le son pour coller à l’énergie du groupe. Mais qu’y a-t-il de plus beau que l’harmonie ?

Whitacre: The Sacred Veil - XII. Child of Wonder

Voces8VEVO

Parlez-nous de la Fondation Voces8, quelle est son objectif ?

B. S. : J’ai fondé l’ensemble en 2005 avec mon frère Paul, qui est maintenant notre directeur général. A l’époque, il travaillait aussi à la diffusion de grands orchestres symphoniques, et il s’est aperçu du peu de temps disponible pour faire ce travail pourtant crucial. Alors, dès nos débuts, on a eu à cœur de maintenir une activité de diffusion et d’éducation qui s’est fortement développée au fil des ans. On a publié des livres sur nos méthodes, on donne un grand nombre de workshops, on a une fondation en France, une autre aux États-Unis. Paul a quitté ses fonctions de chanteur il y a six ans pour se consacrer au développement de la structure. Aujourd’hui, on propose des événements pour les gens de tous les âges, des publics handicapés, etc.. Il y a deux piliers dans notre engagement : d’une part la création d’une communauté, puisque la musique nous rassemble, quel que soit le climat politique, sanitaire, ou économique, et d’autre part l’éducation. C’est vital dans leur construction que les jeunes se familiarisent avec les arts en général !

Vous qui enchaînez les concerts, comment avez-vous vécu la pandémie et les confinements ?

A. H. : Finalement, c’était une période intéressante parce qu’on a pu développer une autre facette de notre activité, notamment la partie digitale. On a commencé par monter un festival en ligne avec une série de concert en livestream au début du confinement. C’était une bouée de sauvetage pour nous. Ça nous a maintenus en activité mais ça a impliqué de nombreux acteurs de l’industrie également. Et on continue à le faire aujourd’hui, avec deux ou trois concerts par an sous ce format.

B. S. : Ça a donné du travail à 500 musiciens et à des grosses équipes techniques. On est très fiers de cette réalisation, Live from London, qu’on vous encourage à aller voir sur Internet ! On a également créé une académie en ligne. Il a fallu créer des ressources digitales et plein d’autres choses… Quand je regarde en arrière, je suis assez fier de voir que nous avons pu surmonter la pandémie, et qu’ensemble, nous sommes plus forts.