Le grand mozartien que fut Alfred Brendel a gravé à trois reprises le Concerto "Jeunehomme" de Mozart. A la réécoute de ses trois interprétations, on mesure combien le pianiste autrichien, accompagné par des musiciens exceptionnels, a su traduire dans sa jeunesse la quintessence de cette œuvre délicate...

Lors de son concert d’adieux, le 18 décembre 2008, Alfred Brendel choisit de jouer le Neuvième Concerto de Mozart, faisant de cette œuvre qu’il chérissait entre toutes (« l’une des plus grandes merveilles qui soient au monde » confia-t-il à plusieurs reprises) son testament d'artiste. Composé à Salzbourg en 1776, le Concerto n°9, «Jeunehomme» KV 271, fut qualifié par l’éminent musicologue Charles Rosen de « premier chef-d’œuvre du répertoire classique ». Il se caractérise en effet par un idéal d’équilibre et de dialogue entre le soliste et l’orchestre, dont on peut dire raisonnablement qu'il n'avait été atteint par aucun autre de ses contemporains, sinon peut-être par Mozart lui-même dans sa Sinfonia concertante pour violon et alto KV 364. Toucher la quintessence du « Jeunehomme », trouver l'équilibre suprême demeure un travail de longue haleine. Les Concerto n°9 a accompagné Brendel tout au long de sa vie, et les différentes interprétations qu'il a pu en donner restent des témoignages majeurs de son évolution esthétique.

Sa première version, réalisée pour Vanguard Classics en 1966 avec Les Solistes de Zagreb sous la direction de ce fin musicien, aujourd'hui méconnu, qu'était le violoncelliste Antonio Janigro, possède une grâce inoubliable. Le toucher de Brendel, d'une pureté et d'une douceur cristallines, installe d'emblée un climat incomparable de musique de chambre. Aucun des partenaires ne domine ici, l'effacement de soi, total et absolu, souligne avant tout la profonde architecture qui sous-tend le concerto. Seule les accentuations fines et subtiles de Brendel suggèrent par moment quelque envie de liberté qui taraude le soliste (Andantino, 2'35 par exemple). Un monument de jeu pianistique, et un incroyable moment de musique où se dévoile un lyrisme dolent et chaleureux, qui prend tout son sens dans la mesure où Mozart lui-même concevait son concerto comme un hommage à une femme aimée.

La seconde version (Philips, juillet 1975), enregistrée au London, Henry Wood Hall de Londres, avec Sir Neville Marriner et l'Academy of St. Martin-in-the-Fields, peut s'envisager comme une réaction à la première : la démarche de Brendel diffère sensiblement, et se caractérise par un désir de respect du rythme et de la lettre de l'œuvre . Ainsi, se gardant de s’alanguir, l’Allegro et le Rondo ne traînent pas. Si l’interprétation donnée par Brendel peut montrer parfois une certaine rigidité - déjà le toucher a perdu cette impression de pureté, s'est comme endurci (Brendel serai-il ici plus dogmatique?), la démarche de Marriner s’abandonne volontiers, en particulier dans l’Andantino, à une certaine rêverie ou méditation. Loin de tout à fait nuire à la cohérence de l’œuvre, ce décalage entre l’orchestre et le soliste permet d’en faire ressortir toute la richesse et l’ambiguïté : précurseur de l’esthétique classique, dont la Symphonie « Jupiter » représente l’archétype, le Concerto l’est tout autant de l’esthétique romantique.

Synthèse des deux précédentes, la troisième et dernière version, avec Sir Charles Mackerras et le Scottish Chamber Orchestra (Philips, 2005) s’efforce de transmettre un message sensible, tout en restant dans le cadre strict d’un tempo donné. Cette dernière version concilie, dans un bel et délicat équilibre, la forme et le fond. Si, sous la direction de Charles Mackerras, la plénitude harmonique ne contraint jamais la lisibilité de la polyphonie, ses phrasés paraissent un peu dictés, jamais vraiment sentis, ni vécus de l'intérieur. Difficile de retrouver la douce transparence de Janigro - vraiment exceptionnelle. Brendel, lui, parvient ici à imprimer à l’œuvre une tonalité nostalgique plus touchante que convaincante, sans excès ni licence d’aucune sorte. Le classicisme un peu affecté de la précédente version s'est évanoui : n'a-t-on cependant pas l'impression que le pianiste joue pour lui, sans se soucier réellement des réponses de l'orchestre ?

À la réécoute de ces trois interprétations, on mesure combien le pianiste autrichien, accompagné par des musiciens exceptionnels, a su traduire dans sa jeunesse discographique la quintessence de cette œuvre délicate...