La grande faucheuse a été particulièrement sinistre en ce début décembre en ôtant la vie à deux immenses cantatrices en moins de vingt-quatre heures. On apprenait d'abord la disparition, le 10 décembre, de Lisa della Casa, interprète privilégiée de Mozart et de Richard Strauss, puis, le lendemain, de celle de Galina Vishnevskaya, qui fit les beaux jours du Bolshoï à Moscou. Deux grandes figures de l'opéra au XXème siècle, d'une rayonnante beauté et qui ont toutes deux été attirées par le cinéma.

Sous le beau pseudonyme italien de Lisa della Casa, se cachait en fait une jeune suissesse née, en 1919 à Burgdorf (Berthoud), dans le canton de Berne. C'est dans son pays natal qu'elle fait ses études avec Margarete Haeser à Zurich, avant de débuter au cinéma dans Le Fusilier Wipf, un film à grand succès de 1938, sur fond de première guerre mondiale et parlé en dialecte suisse-alémanique. Dans le salon de coiffure d'une bourgade, les clients s'affolent : ils prennent le parti de l'Allemagne ou de la France, tout en s'appuyant sur la neutralité de la Suisse sous l'œil amusé de la jeune Vreneli-Lisa dont Wipf finira par tomber amoureux. Lisa della Casa commence peu après sa carrière en chantant Cio-Cio-San (Madame Butterfly de Puccini) dans le modeste opéra de Soleure-Bienne. C'est après la guerre, une fois les frontières ouvertes, que commence son irrésistible ascension. En 1947 tout d'abord, au Festival de Salzbourg dans Arabella de Richard Strauss qui restera un de ses grands rôles, avant d'aborder, à Vienne, celui de la Maréchale du Chevalier à la Rose et les grandes héroïnes mozartiennes. Si Lisa della Casa s'est produite sur de très nombreuses scènes, son nom demeure très attaché à l'opéra de Vienne où elle a chanté 411 fois dans 27 rôles différents. Dans une discographie de qualité sous la direction de Karajan, Böhm, Erich Kleiber, de Georg Solti ou Joseph Krips on peut toutefois regretter le manque de récitals. Son émouvante version des Vier leztzte Lieder de Richard Strauss sous la direction de Karl Böhm reste une inoubliable exception. Sa grande beauté et sa voix rayonnante sont devenus inséparables de ses grands rôles, La Comtesse des Noces de Figaro, Donna Elvira de Don Giovanni, Fiordiligi de Cosi fan tutte, Arabella dans l'opéra éponyme de Richard Strauss avec Solti et avec Böhm ou, bien sûr, la Maréchale du Chevalier à la Rose du même compositeur.

A cette belle moisson on ajoutera encore l'enregistrement de Orphée et Eurydice de Gluck sous la direction de Pierre Monteux et une belle version de la Quatrième Symphonie de Mahler avec Fritz Reiner à Chicago.

Depuis ses débuts très remarqués au théâtre Bolshoï de Moscou au début des années cinquante jusqu'à son dernier rôle au cinéma, en 2007, dans Alexandra, le film d'Alexandre Sokourov qui raconte le drame d'une grand-mère venue rendre visite à son petit-fils soldat en Tchétchénie, la vie de Galina Vishnevskaya a été un combat pour l'art et la liberté. Elle commence sa carrière au lendemain de la guerre en chantant de l'opérette avec une voix frêle. Après avoir travaillé sa technique avec acharnement, elle sort gagnante d'un concours organisé par le théâtre Bolshoï qui l'engage aussitôt au sein de sa troupe. C'est le début d'une longue et brillante carrière qui se poursuit au Metropolitain Opera de New York où elle incarne une Aïda qui fera date. La Scala de Milan la réclame pour Turandot et Benjamin Britten lui écrit une partie sur mesure dans son magnifique War Requiem qu'elle ne pourra créer à Londres à la suite de tracas politiques. En 1974 elle est contrainte, avec son mari Mstislav Rostropovitch, de fuir l'Union Soviétique pour avoir protégé l’écrivain dissident Alexandre Soljenitsyne. Ils sont déchus de la nationalité soviétique en 1978 après avoir critiqué le manque de liberté artistique en URSS. Celle-ci leur est restituée en 1990, durant l'ère Gorbatchev. Ensemble ils deviennent les vivants symboles d'une dictature en bout de course et feront une rentrée triomphale dans leur pays à la chute du Mur de Berlin. Retirée de la scène depuis le début des années 80, elle a créé, en 2002, son propre théâtre, le Galina Vishnevskaya Opera Center, un lieu consacré a la formation de jeunes chanteurs d'opéra.

La grande soprano russe laisse de nombreux enregistrements dans ses héroïnes préférées d'opéra parmi lesquelles se distingue l'émouvante figure de Tatiana dans Eugène Onéguine de Tchaïkovski. Des deux enregistrements officiels qu'elle laisse, c'est celui de 1955 (l'année de son mariage avec Rostropovitch) réalisé au Bolshoï sous la direction de Boris Khaikin qui reste absolument mythique et indépassé. Son autre rôle fétiche, celui de Lady Macbeth de Mtsensk de Chostakovitch, est également immortalisé au disque. Elle participe aussi à l'enregistrement de Boris Godounov de Moussorgski avec Karajan et Ghiaurov.

A Paris, Galina Vishnevskaya a également enregistré Tosca de Puccini et Lisa de La Dame de Pique de Tchaïkovski, tous les deux sous la baguette de son violoncelliste de mari. C'est aussi avec ce dernier, mais en tant que magnifique pianiste accompagnateur, qu'elle laisse de nombreuses mélodies russes de Rimski-Korsakov, Moussorgski, Rachmaninov et une anthologie d'airs d'opéras.

Deux étoiles du chant viennent de s'éteindre pour rejoindre le mythe de toutes celles déjà disparues, mais elles pourront continuer de nous émouvoir encore longtemps grâce à la magie de l'enregistrement.