Nous n'avions jamais connu Magdalena Kozená aussi inspirée au disque. Ni aussi naturellement chez elle dans un récital d'airs d'opéras et d'oratorios de Georg Friedrich Haendel. Un choc.

Voilà un enregistrement mémorable à plus d'un titre. Non seulement on tient peut-être là le disque le plus accompli de Magdalena Kozená, mais il a bien des chances de devenir l'une des meilleures portes d'entrée à la musique vocale de Georg Friedrich Haendel. À ceux qui craignent, à juste titre, l'ennui courtois que l'écoute continue de ce type de récital peut générer, nous répondons : n'hésitez pas et foncez - Kozená et ses musiciens rendraient haendélien le plus récalcitrant au Caro Sassone ! En vérité, ce n'est pas un, mais dix Haendel qui se succèdent ici. Avec un choix d'ouvrages brossant quelque quarante années d'évolution stylistique, d'Agrippina (1709) à Theodora (1750), le panaché est idéal pour servir la vocalita protéiforme de la mezzo-soprano. De l'opéra seria italien à l'oratorio anglais, Kozená alterne en un clin d'oeil et avec un naturel égal la soprano éplorée (Alcina), la folie du contralto guerrier (Orlando), ou les frémissements adolescents du mezzo (Sesto). Au fil des scènes, Kozená ne cesse d'inventer ces personnages que pour la plupart elle n'a pas chanté - et ne chantera pas - à la scène. Raffinée, jamais cérébrale, elle les cisèle, les enflamme, et leur faire dire l'évidence même de ce qu'ils sont, et ont à dire au moment du drame, le tout avec une conviction immédiatement contagieuse. La voix-caméléon se transforme à sa guise, ose tout pour revêtir l'habit idoine, modifiant au besoin (« truquant », diront certains) certaines sonorités du timbre pour les asservir au drame. À défaut d'avoir l'ampleur et la virilité de ceux d'une Horne, ses graves poitrinés, quasi parlando, de la folie d'Orlando font réellement frémir avec leurs raucités. Elle était Cleopatra avec Minkowski ? La voici Sesto, le plus naturellement du monde, ourlant, dans le « Cara Speme » des vocalises perlées, comme suspendues, qui semblent montées d'une autre voix, tant le timbre sait soudain s'alléger. Se dégagent des mots une évidence, une vérité de l'incarnation telle, qu'on en devinerait le texte sans le connaître ! Le da capo parachève le portrait avec fluidité, fort d'un goût sûr, d'une imagination dans les ornements et d'un sens de la gradation saisissants - ainsi cette reprise du « Cara Speme », émise sur un filet de voix, dans un dialogue surnaturel avec le violoncelle de Francesco Galligioni. Tout aussi convaincants sont les déboires d'Alcina, séductrice rattrapée par l'amour, où la voix sonne avec retenue et pudeur, avant d'éclater, glorieuse, dans la partie médiane de l'air. Quant au long lamento d'Ariodante, « Scherza infida », on prend plaisir à le comparer avantageusement à la version - dite définitive - d'Anne-Sofie von Otter et Marc Minkowski (Archiv). La franchise d'attaque du « Scherza » fait se dresser à l'instant l'ombre valeureuse du héros de l'Arioste ; l'articulation est nette, tout maniérisme honni. Amant trahi oui, pleurnichard non. Et là encore, dans le da capo, des trésors d'imagination, notamment ces sons droits sur « a morte », ces variations à l'octave, où les graves sont frôlés, sans oublier l'échange poignant avec un basson gagné par la mélancolie. On trouverait encore beaucoup à dire sur les ruminations d'Agrippine, sur une Déjanire électrisante, ou sur l'abandon d'Amilrena dans le « Lascia ch'io pianga » qui referme le récital, après un « Dopo notte » qui, en terme de virtuosité, met les points sur les « i ». La jubilation qui parcourt ce voyage, on la doit aussi au partenariat que Kozená scelle avec les musiciens de l'Orchestre baroque de Venise. Si distants et approximatifs hier avec Angelika Kirchschlager dans Bach (Sony), les voici lancés, sous les éclats et les soleils noirs de Haendel, dans un kaléidoscope d'accents et de demi-teintes dignes de leur lagune natale. Alors que c'est Minkowski qui jeta Kozená dans le bain haendélien, la jeune femme atteint, sous la baguette d'Andrea Marcon, des sommets d'expressivité encore supérieurs. Comme si la voix lâchait des choses, osait, et surtout se libérait avec une ampleur nouvelle. Les deux parties se devinent, se répondent mais surtout s'écoutent, avec une intuition mutuelle qui leur permet de vivre en chair ce qu'ils jouent et disent sous les micros : lorsque la voix anticipe, la phalange répond aussitôt, puis prend à son tour de l'avance sur le texte, d'où de légers décalages, assumés - mais ne sommes-nous pas au théâtre ? C'est d'autant plus (d)étonnant que Kozená et les Vénitiens ne se connaissaient pas avant l'enregistrement, et se sont découverts dans les studios ! Au moment où chacun y va de son hommage à Haendel, de Bostridge à Fleming, de Bartoli à Scholl, Magdalena Kozená nous apparaît aujourd'hui la plus légitime, en ce que, spontanément, elle apporte à ce compositeur rabâché ce qu'on lui refuse de plus en plus : le naturel. Une qualité que, dans un tel bouquet d'airs, nous n'avions plus entendue - oui - depuis Janet Baker.