Existe-t-il une musique européenne? Au fil des siècles, la force de ce concept s'est amenuisée, les musiques du continent européen offrant des visages toujours plus éloignes les uns des autres. Y a t-il en effet plus dissemblable que la Seconde École de Vienne et l'univers ibère d'un Falla? Retour sur une histoire complexe et pourtant commune d'esprit.

Le 7 juin 1979, un vieux rêve politique prenait corps : un parlement européen était élu au suffrage universel. Trente ans plus tard, la réalisation de ce « rêve » semble diversement appréciée. L’organisation d’un septième scrutin, dimanche 7 juin, montre certes que l’élection est parvenue à s’institutionnaliser. Toutefois, une campagne électorale assez atone, et la faiblesse de la participation mettent en évidence une certaine désillusion. Afin de raviver des sentiments européens assez écornés, Qobuz vous propose un voyage esthétique au sein de l’Europe musicale. Cette invitation au voyage est en même temps une invitation à la réflexion autour de thèmes européens fondamentaux tels que la réalité de l’identité européenne ou la validité de la politique d’union menée depuis un demi-siècle.

La Musique européenne en question

Qu’entend-on par « musique européenne » ? La définir implique, de prime abord, de définir l’Europe. Or, qu’est-ce que l’Europe ? Nombre d’auteurs se sont essayés à dénommer cette entité ineffable : Paul Valéry y voyait une sorte de « cocktail » (mélangez 1/3 de grécité, 1/3 de romanité et 1/3 de chrétienté et vous obtiendrez l’Europe semble-t-il nous suggérer dans Regards sur le monde actuel) ; Milan Kundera la tenait pour un âge d’or mythique dont l’évocation secrète le sentiment européen (« est européen, celui qui a la nostalgie de l’Europe ») ; Elie Barnavi la considérait comme un héritage du sacerdoce et de l’empire… Toutes ces conceptions sont assurément fort belles, mais elles ont le tort de se contredire. Laquelle s’avèrerait exacte ? En réalité, la définition de l’Europe est de n’en pas avoir ou, plus exactement, de ne s'enfermer dans aucune définition. Il s’agit, pour paraphraser Montaigne, d’une « branloire pérenne », d’une Idée sans cesse en mouvement, jamais fixée. Ses frontières ont ainsi jamais cessé de « bouger » au fil du temps. A quoi tient un tel mouvement ? A la cohabitation d’éléments contradictoires tels que la chrétienté et l’hellénisme ou le capitalisme et le socialisme. En effet, selon le philosophe allemand Georg Wilhelm Friedrich Hegel la contradiction entraîne une perpétuelle remise en question et donc un dynamisme spirituel et matériel.

L’identité de la musique européenne est à l’image du vieux continent. Aussi réside-t-elle ainsi dans un mouvement incessant et dans une contradiction permanente. Un mouvement : l’histoire de la musique européenne se résume généralement à un vaste mouvement de sécularisation des musiques chrétiennes. A l’instar de toutes les disciplines artistiques occidentales, la musique s’est progressivement émancipée de l’Église et de la Théologie. Quelques grands tournants jalonnent cette sécularisation. Au XVIe siècle, la création du choral luthérien et la réforme de Palestrina consacrent l’avènement de croyances et donc, de musiques liturgiques plurielles au sein de l’espace européen. En 1597, Jacopo Peri écrit le premier opéra – aujourd’hui perdu - Dafne. S’inspirant de la tragédie antique, Peri et l’école florentine forgent un genre nouveau, humaniste et « païen », résolument étranger à l’esthétique chrétienne. Au XIXe siècle, la musique religieuse elle-même se laïcise : Fauré compose ainsi son Requiem dans une intention avant tout esthétique. A la fin du siècle dernier, dans la lignée de la déchristianisation, cette musique se marginalise au point de n’être plus tenue que pour l’expression d’une communauté. Une contradiction : la musique européenne se caractérise par la cohabitation de deux langages musicaux antithétiques - l’harmonie qui se construit verticalement, et le contrepoint qui se déploie horizontalement. L’on saisit assez bien la dissonance qui est à l’œuvre ici. D’un côté Pierre Boulez nous affirme avec raison que « harmonie et contrepoint sont les deux aspects fondamentaux de toute écriture polyphonique ». De l’autre ces « deux aspects » obéissent à des logiques totalement étrangères. Pour écrire de la musique, le compositeur européen se doit de procéder à un « dosage » instable propre à définir son identité musicale. L’instabilité intrinsèque de tout dosage contribue à doter la musique européenne d’une dynamique constante : aucune esthétique n’étant réellement satisfaisante, chaque musicien peut se sentir libre de créer de nouvelles « règles du jeu ». En conséquence de ce mouvement et de cette contradiction, les langages musicaux européens se renouvèlent tous les demi-siècles : classicisme, romantisme, impressionnisme et dodécaphonisme se sont succédés sans que l’on n’ait jamais entrepris de fixer telle ou telle esthétique. Il est ainsi significatif qu’aucun musicien contemporain ne songe à composer dans le goût de Mozart, alors que les cultures extra-européennes se caractérisent plutôt par une conservation des esthétiques musicales sur des durées bien supérieures à deux siècles.

Après l’UE, une UME (Union des Musiques Européennes) ?

Longtemps tenue pour utopique, l’unification européenne s’est réalisée au cours des cinquante dernières années. Parallèlement à cette unification économique et politique, a-t-on assisté à une unification musicale ? L’extrême variété de styles et d’esthétiques qui ont fleuri sur le « vieux continent » fusionneraient-ils ? Rien n’est moins sûr. Les tendances unificatrices à l’œuvre dans la musique européenne d’aujourd’hui ne sont en effet pas continentales mais mondiales. Aussi bien la généralisation de l’anglais que celle des esthétiques rock, jazz, pop et world apparaissent comme des phénomènes universels. Inversement, les musiques européennes tendent plutôt à se diversifier. Après la disparition des modes à la fin de la Renaissance l’on pouvait parler d’un consensus musical européen autour de la tonalité. A partir du XIXe siècle, ce consensus se délite pour deux raisons. Tout d’abord, les modes atonaux redeviennent, si l’on puis dire, à la mode. Selon la tradition classique, la beauté d’une œuvre dépendait étroitement de sa conformité à un certain nombre de normes : la règle des trois unités chez Racine, l’harmonie chez Rameau ou le contrepoint chez Bach. L’avènement du romantisme entraîne une rupture absolue avec ces conceptions : ce qui importe dans une œuvre n’est plus la beauté, mais le sublime ; or, l’appréciation du sublime ne dépend nullement de critères objectifs, mais subjectifs. Guidés par une exigence de « grandeur » et de « génie » les compositeurs européens sortent des conventions classiques : les modes pentatoniques sont réutilisés dès 1840, et en 1872, Franz Liszt déclarait qu’il aspirait à la suppression de la tonalité. Puis, surtout, chaque nation européenne s’efforce désormais d’affirmer son identité musicale, au travers de la politique des écoles nationales. L’une des premières manifestations du nationalisme musical se situe certes dans un pays généralement tenu pour extra-européen, la Russie. Depuis Pierre le Grand la musique russe demeurait exclusivement une musique d’importation : les musiciens occidentaux, en particulier allemands, jouissaient d’un quasi-monopole au sein de l’empire des tsars. Influencé par les thèses romantiques, et plus particulièrement par Herder pour qui chaque peuple devait connaître son développement culturel propre, Glinka fonda avec Une Vie pour le Tsar une musicalité nouvelle, fusion des conceptions occidentales et « byzantines ». Systématisée par le groupe des cinq, cette approche va se généraliser dans toute l’Europe : en Bohême avec Smetana, Dvorak et Janacek, en Norvège avec Edvard Grieg, en Finlande avec Jean Sibelius, en Espagne avec Albéniz et Granados etc. Même les pays bénéficiant d’une tradition musicale ancienne se convertissent à ce nationalisme musical. En France, Claude Debussy établit dans une série d’article parus sous le pseudonyme de M. Croche Anti-dilettante, une histoire de la musique française où sont exclus tous les musiciens suspects d’influences étrangères (entre autres Glück, Spontini et Berlioz). En Angleterre, toute une génération de compositeurs (Joseph Parry, Charles Stanford, Alexander Mackenzie et, par la suite, Ralph Vaughan Williams et Arnold Bax) s’efforce de contredire la sévère formule allemande lancée à l’encontre du Royaume-Uni : Ein Land ohne Musik. Au terme de cette double évolution, le paysage musical européen apparaît plus divers que jamais : quoi de commun en effet entre le Fado portugais, la Variété française et la Pop anglaise ? Bien loin de symboliser un quelconque chaos, cette diversité constitue un gage de vitalité. Cette sélection Qobuz met ainsi en évidence l’extrême richesse des musiques européennes. Chacun des 27 pays membres possède un monde musical à part avec ses règles et ses couleurs. Pénétrer chacun de ces mondes revient à se convaincre de la validité de la devise européenne : In varietate concordia, la Concorde dans la diversité.