Fleuron de la discographie des opéras de Wagner, le Tristan et Isolde de Carlos Kleiber chez Deutsche Grammophon, souvent discuté, en réalité indiscutable, demeure le seul à révéler les beautés visionnaires de l'oeuvre. Il porte en germe toute la musique du XXe siècle.

Tout le monde le sait, Carlos Kleiber vint épisodiquement dans les studios d’enregistrement. Quelques Symphonies de Beethoven, Schubert, Brahms, et puis quatre opéras, Die Fledermaus de Johann Strauss (octobre 1975), Der Freischütz de Weber (hiver 1973), La Traviata (1976-1977) de Verdi, et Tristan et Isolde (1980-1982) de Richard Wagner. En chacune de ces occasions, il réussissait un coup de maître. Les trois microsillons de l’ouvrage du maître de Bayreuth qui sortirent en 1982 chez Deutsche Grammophon fascinèrent rapidement la critique. Ainsi, Le Monde de la Musique, en France, écrivait : « Carlos Kleiber allège le tissu orchestral, remplace l’équipe par le lyrisme et inspire aux chanteurs des accents d’une vérité inouïe ». C’est bien cela, ce Tristan de Kleiber concentre l’inouï. Les wagnériens insistent sur le fait qu’il relève de l’impossible. La soprano d’origine galloise Margaret Price ne chanta jamais Isolde à la scène, la voix de René Kollo montre certains signes de faiblesse – même si sa voix fatiguée, dans le Troisième acte, donne un poids extraordinaire au personnage de Tristan, oscillant à tout moment entre exaltation, délire et effondrements. Tout ceci est vrai naturellement. Mais ce Tristan n’a pas été conçu ainsi. Comme l’écrivait Richard Osborne, « Kleiber choisit comme protagonistes des chanteurs soucieux de subtilité et de style, qui vénéraient l’opéra sans nécessairement souhaiter faire leurs preuves en l’interprétant au théâtre ». Ainsi demanda-t-il à Price d’interpréter Isolde. La soprano accepta, et, en incarnant alors une femme jeune et douce, elle donne à son personnage une poésie bien plus grande que nombre de ses collègues de la scène. Ce Tristan demeure incontestablement celui d’un chef et d’un orchestre tout simplement en transe. La direction de Kleiber, très exigeant avec ses musiciens lors des répétitions, dépasse le simple cadre du Romantisme, et synthétise toute la musique de l’avenir, exactement comme l’avait voulu le compositeur lui-même. On touche ici les univers sonores de Strauss, Debussy et Berg. L’extrême subtilité et transparence orchestrales, la précision du dessin rythmique font flirter le mélomane avec certaines pages évocatrices du Pelléas et Mélisande (1900), quand certains emportements cuivrés font déjà penser également à certaines pages de l’expressionnisme allemand de bien quelques décennies plus tard. Parmi les moments sublimes que concentre ce coffret - s’il est possible d’en en extraire, en voici deux : l’évocation du feuillage sur les mots d’Isolde au tout début de l’Acte II, immédiatement après le Prélude (« Dich täuscht des Laubes säuselnd Getön’, das lachend schüttelt der Wind »), et ensuite le Prélude de l’Acte III avec l’extraordinaire mélodie de cor anglais, qui plane sur tout l’espace. Ici, de toute évidence, on reste très éloigné des profondeurs abyssales de Furtwängler (HMV, 1954), très impressionnant évidemment, mais un peu étouffant par sa lenteur. En réalité, le Tristan de Kleiber n’est jamais métaphysique, ni philosophique, il est simplement humain, à portée de tous. « Je crains qu’aussi longtemps que je vivrai je n’entendrai jamais un autre Tristan comme celui-ci », écrivit le pianiste Sviatoslav Richter à la suite des représentations de Bayreuth en 1976. « C’était le vrai Tristan. Carlos Kleiber a amené la musique à son point d’ébullition et l’y a gardée tout au long de la soirée. » Le studio ayant répondu de toute évidence aux exigences de perfection du chef, ce Tristan de studio est sans doute encore plus abouti. Plongez-vous y, ce sera l’extase !

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