Depuis cinquante ans Michel Bernstein était éditeur de disques quand il a écrit les ébauches de ce qu’il pensait être un jour un livre de "souvenirs".

En septembre 2004, Michel Bernstein avait confié au site d’Abeille Musique, son distributeur, un "tapuscrit" inédit et resté inachevé de ses souvenirs, dont il nous avait autorisé la publication. À partir de là, après avoir épuisé les épisodes déjà écrits, semaine après semaine, il me livrait le dimanche dans la journée l’épisode de la semaine suivante.

Bernstein, le fondateur de Valois, d’Astrée et d’Arcana, était sans conteste le plus important éditeur français de l’après-guerre encore en activité. Plus que tout autre dans notre pays il avait été un créateur, un inventeur. Il avait ouvert des voies nouvelles, accompagné le mouvement de renouveau en faveur de la musique ancienne et baroque, et n’avait jamais transigé sur l’exigence.

Yves Riesel

« Être éditeur »

« À me suivre en ces évocations, le lecteur pourra penser que ma relation avec la musique s'est déroulée dans le cadre de l'orchestre uniquement. Ce fut vrai sans doute à mes tous débuts. Le disque était, lorsque j'ai abordé, voué par détermination au répertoire symphonique et celui-ci est suffisamment riche pour tenter longuement un néophyte avide de découvertes. Le contact avec les meilleures formations de l'époque justifiait la démarche.

En ce temps-là, la musique qu'aujourd'hui nous nommons «ancienne» en était au stade embryonnaire. Bach lui-même, le grand Bach, était l'objet d'un culte un peu sectaire de la part d'un petit groupe de musiciens uniquement, mais il ne touchait guère le grand public. Sait-on que Pathé-Marconi avait longuement hésité à publier les Concerts brandebourgeois (Columbia) et les Suites (HMV) dans la version d'Adolf Busch, au prétexte que Bach était un auteur absolument invendable ?

C'est pourquoi nous étions quelques-uns à suivre avec une extrême fidélité les concerts d'Edwin Fischer – interprète idéal des Concertos de Mozart – qui manifestait sa ferveur en dirigeant du piano son orchestre de chambre dans des cycles consacrés à Bach. N'avait-il pas, au piano toujours, enregistré dans les années trente les quarante-huit Préludes et Fugues du Clavier bien tempéré dont on se communiquait à prix d'or les quelques exemplaires ramenés de Londres, où les lourdes piles de disques n'étaient disponibles que sur commande spéciale (special order) uniquement.

La bonhomie un peu bourrue de Edwin Fischer

Avec sa bonhomie un peu bourrue qui le faisait ressembler à un doux savant égaré en ce monde, Fischer apportait une approche humaniste et généreuse de la musique classique, de Bach à Schubert, Schumann et Brahms. Sait-on que ce complice de Furtwängler avait un violon d'Ingres : la peinture. Paul Badura-Skoda, qui fut son élève avant de devenir son assistant, possède une étonnante réplique d'un tableau de Claude Monet réalisée à s'y méprendre par Edwin Fischer lui-même.

Fischer n'était pas le seul pianiste qui me fascinait. Mais il incarnait à mes yeux le musicien recréateur qui dépasse le monde limité de son instrument : il prenait part à des séances de musique de chambre et il dirigeait. Pour sa part, Artur Schnabel avait formé un trio avec Joseph Szigeti et Pierre Fournier et avait enregistré la première intégrale des Sonates de Beethoven de toute l'histoire. C'était un personnage austère, exigeant, allant directement au cœur des choses et détestant les concessions. On le voyait peu en France, et il mourut malheureusement trop tôt.

J'ai suivi les concerts de Wilhelm Backhaus. Il avait signé chez His Master's Voice quelques enregistrements avant la guerre. A présent chez Decca, il poursuivait la réalisation d'une importante série consacrée à Beethoven. Homme d'un abord distant, il passait pour disposer d'une solide technique (il avait triomphé de Béla Bartók au début du siècle lors d'une compétition parisienne) non exempte de froideur. J'ai toujours pensé que c'était un beethovénien remarquable, capable d'une monumentalité grandiose sous des allures de calme olympien. Et je ne connais guère d'enregistrement du Second Concerto de Brahms, Fischer-Furt mis à part, qui se puisse se comparer à celui que Backhaus réalisa avec Carl Schuricht et l'Orchestre Philharmonique de Vienne au début des années 1950.

Avec Rudolf Serkin s'opère la transition qui mène à la musique de chambre. De ce pianiste disciple de Schönberg, je ne connus longtemps qu'un Concerto de Mozart (mi bémol majeur, K 449) enregistré sous la direction d'Adolf Busch, son beau-père. Mais Serkin était si intégré à l'équipe Busch que celle-ci ne nous semblerait plus concevable sans lui à qui elle doit une bonne part de son éclat.

D'Adolf Busch, la postérité retiendra d'abord le primarius du quatuor à cordes le plus engagé que l'on puisse imaginer. Mais il fut aussi l'animateur de l'orchestre de chambre qui portait son nom. Or, si l'orchestre a souvent joué Mozart, le quatuor semble l'avoir ignoré. Son domaine d'élection, c'était Brahms, c'était Schubert, c'était surtout éperdument Beethoven. Il faut avoir entendu le Quatuor Busch dans le Onzième, dans le Quatorzième, dans le Seizième Quatuor pour mesurer le degré d'incantation auquel était porté cet ensemble dont la fraternité se renforçait des angoisses de l'exil.

Par comparaison, le Quatuor belge Pro Arte pourra sembler apollinien. Simple illusion. Sans doute ce quatuor avait-il l'esprit ouvert, moins focalisé que le Quatuor Busch sur un pan de répertoire marqué d'une histoire (le romantisme) et d'une géographie (l'éternelle Allemagne perdue). Les Pro Arte programmaient Debussy ou Darius Milhaud, Ravel et Béla Bartók. Mais ils sont les partenaires de l'exigeant Schnabel, jouent comme personne les de Mozart et, dès 1931, entreprennent sans pouvoir la finir une intégrale des quatuors de Haydn dont le moins qu'on puisse dire est qu'elle tenait en cette époque de l'apostolat pur.

L'apparition d'un contralto britannique du nom de Kathleen Ferrier

Un certain jour de 1950, la Société Philharmonique de Paris, sorte d'association philanthropique fondée par les organisateurs de concerts pour détecter de nouveaux talents, propose à la salle Gaveau un concert donné par un contralto britannique du nom de Kathleen Ferrier. L'auditoire ne compte pas cent personnes, mais celles qui sont présentes réalisent immédiatement l'importance de l'événement. L'année suivante, la salle Gaveau sera comble sans qu'aucune publicité particulière n'ait attiré l'attention sur l'interprète: simplement la rumeur et quelques disques. Je reverrai Kathleen Ferrier une fois encore sous la direction de Carl Schuricht: on sait déjà qu'elle est malade et ne reviendra plus.

Lorsque je me repasse le film des événements musicaux, des disques découverts ou possédés, des artistes entendus en concert dans la période qui s'écoule de 1946 à 1954 environ, j'éprouve le sentiment d'un foisonnement artistique d'une exceptionnelle richesse dont je ne trouve plus la trace avec la même acuité dans les années postérieures. A chaque instant j'éprouve le sentiment d'occulter quelqu'événement important. Je n'ai rien dit de Gieseking qui, il est vrai, ne me séduisit pas tout à fait autant en concert que par ses disques d'avant guerre, je n'ai pas parlé de Ferenc Fricsay et d'Eugen Jochum que j'eus l'occasion d'entendre aux Concerts Lamoureux. Je n'ai pas mentionné le Quatuor Hongrois, Szymon Goldberg ou l'Octuor de Vienne.

C'est intentionnellement que je ne m'étendrai pas ici sur le Quatuor Végh avec lequel j'ai beaucoup travaillé: il sera à lui seul le sujet d'un chapitre. Avant de conclure cependant ce survol de mes impressions musicales premières, je voudrais évoquer le cas de Karl Münchinger car il me semble la première strate d'une évolution qu'il ne put ensuite assumer: comme Moïse, il lui était donné de montrer la Terre Promise, non d'y accéder.

Splendeur et décadence de Karl Münchinger, et de son Orchestre de Chambre de Stuttgart

Il vint à Paris avec son Orchestre de chambre de Stuttgart, précédé de l'enregistrement de la Troisième Suite et de deux Brandebourgeois. Et ce fut le choc. Pour deux raisons : on disait Bach austère, empesé, sérieux et compassé, on le trouvait soudain transparent, lisible, bon vivant ou métaphysique. Et puis aucun musicien n'avait avant Münchinger proposé une texture sonore aussi radicale, aussi travaillée dans la matière instrumentale. On disait qu'il avait rêvé son orchestre pendant la guerre, lorsqu'il ne pouvait diriger : un musicien par partie, le continuo au clavecin.

Ni Alfred Cortot qui dirigeait vers 1930 une version de chambre des Brandebourgeois, ni Adolf Busch en exil n'étaient aussi radicaux. D'ailleurs leur époque ne leur était guère favorable tandis que celle de Münchinger collait à ses conceptions. Il avait forgé son orchestre comme on forme un quatuor à cordes, en choisissant des instrumentistes d'exception et en les contraignant à une sonorité homogène à force de répétitions. Il était en phase avec une opinion dominante à l'époque selon laquelle il existe un lien reliant la musique de Bach au jazz : la pulsion rythmique.

L'exemple de Münchinger engendra une traînée de poudre. Menuhin écrivait que, avec le Quatuor Végh, l'Orchestre de chambre de Stuttgart était la révélation musicale de l'après-guerre. On découvrit l'orchestre de chambre, une formation qui n'avait jamais existé dans l'histoire. Des musiciens habiles administrateurs fondèrent leur propre ensemble, sans les scrupules et le souci de perfection formelle qui habitait Münchinger. A l'orchestre symphonique dont la lourde structure rendait les déplacements rares, onéreux et difficiles, s'opposa l'orchestre de chambre, plus facile à gérer, transportable, en mot exploitable. L'art n'y a sans doute pas gagné mais la propagation de la musique hors des capitales n'a pas été sans contribuer à l'élargissement du public.

Münchinger pour sa part fut pris au piège. Le succès attira le succès. Engagé pour jouer les Brandebourgeois, soir après soir, sur tous les continents, l'Orchestre de Chambre de Stuttgart se démobilisa, se dévitalisa, ne se renouvela pas. Il se survécut de longues années, mécaniquement, et disparut on ne sait trop quand. Deux enregistrements des Brandebourgeois témoignent de cet état de fait : le premier, rodé, poli, impeccable et en un mot persuasif (1949), le second identique au premier en apparence mais vide de sens et privé de toute force de communication (1957).

Münchinger pour sa part tenta une reconversion dans le domaine de l'oratorio ou de l'orchestre symphonique. En dépit de réussites épisodiques, il était trop tard. L'artiste était usé, fatigué, sinon physiquement du moins au niveau de la pensée et du rayonnement. Il est vraiment dommage que le musicien auquel la redécouverte de Bach est tellement redevable n'ait pas voulu, ou pas su, pousser ses conceptions à leurs extrêmes conséquences: la révolution Harnoncourt rendit en un jour Münchinger obsolète.

Deutsche Grammophon, introuvable en France !!!

On aura du mal à croire qu’il ait existé une époque où certaines firmes qui constituent aujourd’hui notre environnement discographique immédiat pouvaient ne pas exister ou être introuvables en France. Ce fut pourtant le cas de Deutsche Grammophon: ce catalogue allemand, qui avait été publié avant guerre sous étiquette Polydor, fit une apparition relativement tardive.

Au lancement du microsillon, DGG répondait vers 1950 par un procédé appelé «micro-grade variable», c’est à dire une modification de l’espace entre les sillons qui doublait approximativement la durée du 78 tours. Tentative sans lendemain que l’éditeur allemand s’empressa d’interrompre pour développer un catalogue microsillon qui s’imposa en moins de cinq ans. Ses productions se basaient essentiellement sur l’Orchestre Philharmonique de Berlin et sur un orchestre fort célèbre à l’époque, dirigé par le chef hongrois Ferenc Fricsay, l’Orchestre de la RIAS (Radio In American Sector). Quelques artistes allemands de renom, tel Wilhelm Kempff, complétèrent rapidement les publications de la marque qui devint vite en France le symbole de la solide qualité allemande, grâce à des pressages beaucoup plus soignés que ceux dont on disposait ici.

Mes souvenirs ne sont pas très précis sur la date de parution des premiers disques Philips dont le département classique n’avait pas à l’origine l’importance qu’il devait prendre dans les années soixante. Quant à CBS (depuis devenu Sony), né d’un litige sur l’utilisation de la marque Columbia, il ne devait apparaître que plusieurs années plus tard.

Mais à côté des groupes multinationaux, énormes puissances liées à des complexes industriels dont le siège était à Londres, Hanovre ou New-York, pour lesquels le disque n’était qu’un mini-secteur et dont les publications ne reflétaient qu’imparfaitement les courants de la vie musicale, il existait dès la fin de l’ère du 78 tours un certain nombre d’éditeurs en France dont l’activité était beaucoup plus liée à l’exploration du répertoire, telles que L’Anthologie Sonore, Classic, La Boîte à Musique ou Les Discophiles Français.

La Boîte à Musique, éditeur exemplaire

J’aimerais ici m’arrêter un instant sur La Boîte à Musique (BAM) parce qu’elle est le reflet d’une certaine attitude dans le comportement éditorial qui me semble tout à fait exemplaire et dont j’ai souvent été tenté de m’inspirer. Au commencement était un disquaire, Jacques Lévy-Alvarès, dont le magasin situé 133 Boulevard Raspail était un lieu de rencontre pour les musiciens ou les discophiles désireux de confronter leurs points de vue.

Jacques Lévy-Alvarès était un musicien très fin, possédant un goût très sûr, une vaste culture et une grande facilité à formuler un jugement. Si l’on voulait vraiment savoir ce qu’il pensait d’un artiste ou d’un enregistrement, il fallait le surprendre à l’entr’acte d’un concert. Là, plus encore qu’en son magasin où il se sentait lié par une réserve commerciale et une épouse qui figurait la statue du Commandeur, il dressait un point de ses impressions qui emportait l’adhésion du plus réfractaire de ses auditeurs. Or, à une date qu’il m’est impossible à déterminer mais qui devait bien remonter à l’avant guerre, Lévy-Alvarès avait pris l’habitude de publier des disques à son enseigne, dont la parution était fort attendue. Il s’était notamment attaché le concours de l’ensemble Ars Rediviva fondé et animé par Claude Crussard, véritable précurseur du mouvement baroque en un temps où personne ne portait attention à la «musique ancienne». Mais il fit aussi paraître le premier disque de Jean-Pierre Rampal, le premier disque de Géza Anda, et cet inoubliable enregistrement des Chansons de Bilitis par Irène Joachim, l’une des plus pudiques interprétations jamais entendue du chef-d’œuvre de Claude Debussy.

Le catalogue microsillon qui suivit n’eût peut-être pas tout-à-fait le caractère d’exception des 78 tours. Il fut poursuivi par Albert, le fils de Jacques, jusqu’à ce que le magasin du Boulevard Raspail soit vendu. Le repreneur de BAM ne sut jamais trop quoi en faire et le catalogue disparut à une époque indéterminée dans l’indifférence générale.

Les Discophiles Français

Tous ceux qui ont acheté ces dernières années des disques d’Yves Nat ou de Marcelle Meyer réédités dans la collection «Références» (Emi) ignorent sans doute que c’est là ce qui survit d’une importante édition créée par Henri Screpel : Les Discophiles Français.

Au moment où le disque longue durée s’imposa en France, Screpel était déjà l’éditeur d’une collection non négligeable. Mais si, selon moi, l’apogée de BAM coïncide avec les derniers temps du 78 tours, le développement fulgurant des Discophiles Français fut le produit de l’épanouissement du nouveau support, allié à un dynamisme et une justesse de vues tout à fait remarquables.

Marcelle Meyer, donc, mais aussi l’Orchestre Hewitt, l’Orchestre de Chambre de la Sarre dirigé par Karl Ristenpart, le Quatuor Végh qui signe la première intégrale des Quatuors de Beethoven jamais réalisée par un même ensemble, et les dix derniers Mozart, Yves Nat enfin dans Schumann et dans Beethoven. Tous ceux qui se souviennent de l’époque n’ont pas oublié le DF 57, – la Pathétique, la Clair de lune, l’Appassionata pour la première fois groupées ensemble – qui atteint des tirages vertigineux absolument inconcevables même aujourd’hui dans le domaine de la musique « classique ». C’est même ce succès inespéré qui perdit Screpel : il vit trop grand, ne put pas suivre, et dut vendre pour une bouchée de pain à Pathé Marconi, qui n’en fit rien à l’époque, un catalogue magnifique qui avait plusieurs années tenu le haut du pavé.

Cependant Henri Screpel devait retruscturer ses activités et se faire apprécier comme éditeur de livres sur la peinture. Et Armand Panigel me dit un jour que, vers l’âge de quatre-vingts ans, Screpel avait toujours le désir de monter une nouvelle édition de disques.

Si les marques que je viens d’évoquer avaient débuté leurs catalogues au temps du 78 tours, Erato était pour sa part un pur produit du microsillon.

L'aventure Erato, éditeur d’un nouveau type

Philippe et Christiane Loury exploitaient rue de la Chaussée d’Antin les Editions Costallat, dépositaires de Peters. Il y avaient adjoint un rayon de disques et croyaient fermement à l’essort du nouveau support. Philippe Loury obtint de la Haydn Society à Boston la licence pour la France d’un enregistrement de Don Giovanni dirigé à Vienne par Hans Swarowsky.

L’histoire a prouvé que ce n’était sans doute pas le Don Juan du siècle mais il était tout à fait honorable et, à l’époque, c’était le seul. Ce fut, commercialement parlant, un triomphe. Du même catalogue bostonien, Loury obtint le Concerto pour trompette de Haydn et quelques Concertos de Bach et il put asseoir un réseau commercial soutenu par la sympathie des disquaires qui aimaient à traîter avec une courageuse marque française. Erato put alors s’enhardir à réaliser un enregistrement qui lui soit propre. Ce fut le Te Deum de Marc Antoine Charpentier dont on connait la fortune.

A peu près à la même époque, le Club des Quatre Vents avait confié à un musicien tout juste sorti du Conservatoire du nom de Michel Garcin le soin de réaliser un disque consacré à Jean-Marie Leclair. Garcin contracta avec Erato la publication de l’enregistrement. La rencontre de Garcin et Loury fut sans doute un moment déterminant de la vie des deux hommes : leur collaboration dura une trentaine d’années et l’on doit tenir Garcin pour le concepteur artistique de tout ce que publia Erato tant que subsista le binôme Loury-Garcin.

Avec Erato se développa un nouveau type d’édition discographique. Peu soucieux de refaire par principe des œuvres qui étaient déjà largement et fort bien représentées ailleurs, Garcin chercha à établir un catalogue convivial avec des artistes qui avaient été ses condisciples au Conserva-toire. Et il parvint ainsi a réaliser un produit assez représentatif de la « qualité française » telle qu’elle s’est notamment épanouie à la fin des années soixante et au début des années soixante-dix.

L’équipe Erato, c’était alors, entre autres, l’Orchestre Jean-François Paillard, Maurice André, Pierre Pierlot et Jean-Pierre Rampal, des instrumentistes toniques, pas trop portés vers la métaphysique et la contemplation mais capables de séduire des publics enthousiastes et divers qui ne vont pas au concert pour souffrir ou expier mais pour écouter des artistes en bonne santé instrumentale et humaine. Bien entendu cette définition reste schématique et ne rend pas compte des divers champs d’investigation de la firme. Garcin lui-même a évolué dans ses conceptions. Peu porté par nature à apprécier le mouvement baroque à ses débuts, il a accueilli chez Erato un certain nombre de ces musiciens qui semaient en leur temps l’agitation comme Ton Koopman ou Philippe Herreweghe.

Lorsque Erato a été vendu par palliers, Michel Garcin est demeuré à la barre mais on eut bientôt l’impression qu’une part de son âme restait inexorablement liée à la firme dont il avait été pendant trente ans le véritable patron. Dans sa retraite, il a gardé des contacts avec le monde du disque et est intervenu ponctuellement sur certains projets. Il nous a quitté en 1995.

Il existait d’ailleurs depuis son départ un problème Erato, qui s'est définitivement résolu lorsque la marque a finalement disparu...

Une gestion de père de famille avait permis à l’entreprise de demeurer trente ans durant équilibrée. Au contraire, Erato a adopté au début des années 1980 une politique somptuaire qui s’est traduite par des déficits importants et des interventions des pouvoirs publics. La gestion de Daniel Toscan du Plantier a tourné le dos à celle de Philippe Loury. Médiatique, elle a engendré des coups dont certains peuvent être mortels. Après avoir été renfloué par l’Etat et bénéficié d’une collaboration exceptionnellement favorable avec Radio France pour que la firme reste dans le giron français, Erato a fini, les pertes s’accumulant d’année en année, par être totalement repris par Warner qui récupèra progressivement des éditions de disques au niveau international. On sait ce qu’il en est advenu depuis.

On peut se demander si la politique de l’Etat à propos d’Erato n’a pas été responsable de certaines des difficultés de la firme. Bien qu’Erato ait bénéficié de beaucoup plus de subsides qu’aucune autre édition française, une politique de renflouement est un pis aller qui ne règle aucun des problèmes : le trou se repousse d’année en année. Il eut fallu, plutôt que se laisser éblouir par ceux d’entre les éditeurs qui lui semblaient les plus brillants, que l’Etat fasse un rapide inventaire de toutes les forces créatrices françaises et soutienne complètement, restructurations incluses, celles qui présentaient réellement un caractère de défense du patrimoine ou de domaine de recherche. En intégrant éventuellement la notion de déficit, tout en la maintenant strictement contrôlée.

Naissance « Disques », et de la presse musicale spécialisée

Je ne saurais terminer ce tour d’horizon de l’univers discographique et musical aux environs de 1950 sans évoquer la presse. Pour tout dire, aucune des revues que nous connaissons aujourd’hui n’existait à l’époque. Mais il y avait la revue «Disques», un titre fondé dans les années trente et repris après la guerre par Armand Panigel.

J’ai dit plus haut avec quelle persévérance je cherchais chaque mois chez Brentano’s mon exemplaire du Gramophone anglais. Ce n’est pas aujourd’hui une publication très souriante. Ce l’était encore moins jadis. Mais c’était le plus ancien organe de de presse jamais consacré exclusivement au disque et sa réputation était légendaire. C’était en tout cas une mine d’informations pour un collectionneur passionné. La bible, en quelque sorte... mais en anglais.

Tout d’abord elle était rédigée en français, ce qui lui donnait chez nous tous les espoirs d’une large diffusion. Ensuite le ton des articles était moins compassé, moins pédant, en un mot moins british, que celui du Gramophone. La passion y régnait parfois, l’enthousiasme souvent. Fait significatif, il n’était pas alors question de noter les disques : on admettait que les opinions soient relatives et on n’attendait pas des critiques qu’ils professent la vérité absolue. Il était normal qu’une œuvre supporte plusieurs interprétations personnalisées et opposées, sans que l’on décide ex cathedra laquelle prenait la primauté. On considérait que l’art était affaire d’affinités entre l’interprète et l’auditeur et que, à partir d’un certain niveau de talent, chaque artiste donnait à sa manière une approche fondée de l’œuvre. Et de fait, les cotations chiffrées m’ont toujours semblé relever de l’argumentaire de vente plus que du désir de délivrer un message.

Pas de cotation chiffrée dans «Disques» mais une symbolique expressive : le faune. On le voyait crispé, renfrogné, impénétrable, ou souriant avec modération et riant jusqu’à l’extase, à la mesure des impressions ressenties. C’était plus sympathique qu’une sélection analytique de caractère technocratique qui tend a dire au lecteur : voilà les « must » qu’il faut dans votre discothèque. Il y a quelques siècles après tout que la musique n’est plus tenue pour une science mathématique et qu’elle est devenue par excellence le lieu où se dit l’inexprimable.

Le ton des articles de «Disques» était documenté et passionnel. Mais on y sentait chez les rédacteurs une modestie à l’égard de la musique et des musiciens exempte de toute assertion péremptoire et de toute tendance démagogique. Est-ce le style ? Est-ce l’époque ? «Disques», plus près du magazine littéraire ou artistique que du mensuel illustré, fut aimé, respecté, suivi assidument, sans jamais parvenir à la médiatisation que connaissent aujourd’hui ses successeurs.

J’ai connu «Disques» de l’intérieur. A la suite de difficultés familiales, il me fallut brutalement prendre un emploi et j’acceptai volontiers la proposition d’Armand Panigel de me joindre à son équipe d’archivistes. L’UNESCO avait chargé Panigel de répertorier, en vue de publier des catalogues, tous les enregistrement existant dans le monde de certains grands compositeurs, à commencer par Bach, Beethoven et Chopin. En compagnie de Denis Bourgeois et Claude Galtat, je me suis retrouvé à établir des fiches à partir de catalogues introuvables qui entretenaient mon rêve d’une impossible discothèque imaginaire. C’est durant l’année que j’ai passée chez Panigel qu’apparut le disque microsillon en France. Le nouveau support rendit caduc le projet de l’UNESCO.

...et Armand Panigel

Lorsqu’on évoque le nom d’Armand Panigel dans les milieux professionnels, on excite aussitôt, selon l’interlocuteur, l’admiration ou l’indignation. Beaucoup ne lui ont pas pardonné la manière dont s’est achevée, après de nombreuses années d’expansion, l’expérience de la revue Disques. Panigel a par la suite recentré ses activités dans le monde du cinéma, puis a réalisé en Provence l’Association Audiovisuelle Armand Panigel autour de son inépuisable discothèque. Passionné, boulimique musical, brillant autocrate séducteur, toujours prêt à vous entraîner dans des aventures sans en mesurer les risques, Panigel ne fut pas toujours un interlocuteur aisé, j’en fis moi-même l’expérience.

Mais il possédait l’ardeur de convaincre et une étrange fascination à l’égard de la musique. Si bien que, n’ayant jamais fait partie du cercle de ses amis et étant resté un peu sur mes gardes, j’ai plaisir à affirmer qu’il fut en une certaine manière mon maître spirituel, même si je ne partageais pas nombre de ses orientations.

Le plus beau titre de gloire d’Armand Panigel fut cependant d’avoir animé sur les ondes de la radio nationale durant trente-cinq années la fameuse émission hebdomadaire intitulée «La Tribune des critiques de disques». On en dira ce qu’on en voudra mais cette émission a marqué son temps et électrisé certainement plus de discophiles que n’importe quelle autre. Les coup de gueule d’Antoine Golea sont devenus légendaires : c’était le combat de la polémique contre la sagesse. Et quelquefois nos critiques de descendre en flèche un enregistrement qu’ils avaient porté au pinacle cinq ans avant. Le droit à l’erreur, quand il est assumé, c’est aussi partie de la fonction du critique.

Un jour de 1981, la direction de France Musique, irritée par cette émission quasi-historique que l’on parlait d’interrompre depuis longtemps déjà, fit tomber le couperet. Quelle sotte erreur! On ne détruit pas sciemment ce qui a accumulé trente-cinq ans de succès. A sa place naquit «Désaccord Parfait», devenu «Les Imaginaires», une émission de Jean-Michel Damian qui prend allègrement le chemin d’entrer en compétition avec son prédécesseur sur le plan de la durée. Les deux démarches étaient différentes et auraient fort bien pu coexister sans se nuire pour le plus grand profit de la musique et du disque. «Les Imaginaires» étaient suffisamment entrés dans les mœurs des discophiles pour que Jean-Michel Damian s’offre un jour le plaisir et l’élégance d’un scoop : offrir à titre d’hommage la réalisation d’une de ses émissions à ... Armand Panigel. La noblesse du geste lui aurait valu à coup sûr l’admiration de ses auditeurs.

Il y eut bien entendu d’autres tentatives de revues, mais elles furent éphémères.

Par exemple «Microsillon et haute fidélité» qu’animait Igor B. Maslowski, par ailleurs auteur de «Letter from France» pour The Gramophone, philatéliste et traducteur de romans policiers avant d’occuper des fonctions commerciales importantes à la direction française de Polygram !

La succession du magazine «Disques» fut cependant rapidement assurée par «Diapason», magazine créé à Angers par le jeune Georges Cherrière, sous l’originale enseigne « Diapason donne le ton dans l’Ouest» puis transféré à Paris. Mais ceci appartient déjà à une autre époque, celle qui, née de l’avénement de la stéréo, s’est perpétuée jusqu’à la fin du disque noir. Nous en reparlerons plus loin.

Ainsi est planté le décor qui va permettre à un jeune discophile passionné et, je dois l’avouer, assez bien documenté, d’entrer à son tour dans le cercle restreint des éditeurs de disques. On m’a souvent demandé pourquoi tant de ferveur musicale ne m’avait pas conduit à la pratique d’un instrument et, pourquoi pas, à une carrière.

La réponse tient dans les premières lignes du premier épisode de ces souvenirs : j’ai découvert la musique trop tard. Et, connaissant mes limites, je n’étais pas assuré de pouvoir combler mon handicap. Plutôt qu’être un musicien aux moyens médiocres, appelé tôt ou tard à l’aigreur d’une carrière avortée, j’ai préféré conserver mon enthousiasme intact et me consacrer à une activité où passion, connaissance et raison s’unissent dans une fonction où j’étais assuré de manifester grandeur et efficacité : l’édition. C’est-à-dire l’acte par lequel un homme informé ouvre à ses contemporains le domaine de la connaissance, de la beauté, de la méditation et du rêve...

Après avoir créé Astrée et Valois, après avoir dû céder à regret ces deux labels à Auvidis (société depuis lors rachetée par Naïve), Michel Bernstein créée en 1992 ARCANA. C'est ce qu'il nous raconte ici...

Créer en 1992 une édition de caractère artisanal destinée à publier uniquement un disque de musique «classique» chaque mois pourra être pris pour de l'inconscience. Surtout si l'on sait que la philosophie de l'éditeur lui enjoint – sauf cas exceptionnel – d'assurer ses productions lui-même et de les faire réaliser par sa propre équipe. Je ne sais s'il existe des études de marché dans ce domaine mais je peux aisément imaginer leur verdict : public potentiel considérable mais rentabilité immédiate nulle. C'est cependant parce que j'avais la profonde conviction qu'elle réussirait que je me suis lancé dans l'aventure d’Arcana. Je suis en effet persuadé que, s'il se publie actuellement trop de disques, il reste une place pour ceux d'entre eux qui sont porteurs d'une ambition artistique à moyen et long terme.

La fonction d'éditeur

Je professe aussi un respect presque viscéral pour la fonction d'éditeur. Ce respect vient sans doute du livre qui bénéficie d'une tradition pluriséculaire. De nos jours les maisons d'édition n'échappent pas aux mutations profondes imposées par les vecteurs économiques. Or l'évolution constatée n'est pas sans porter préjudice à la valeur des idées dont l'intérêt est de plus en plus mesuré à l'aune de la rentabilité à court terme. Je voulais donc faire d'Arcana un combat pour la reconnaissance des valeurs de l'esprit. De tout temps, le développement de l'art a été confronté aux critères économiques. De tout temps les idées neuves et originales ont dérangé et suscité la frayeur. Mais sans utopie, sans rêve et sans folie, aucune des acquisitions qui modèlent notre confort, qu'il soit matériel ou spirituel, n'aurait vu le jour. Toute évolution qui conduit à un progrès est un triomphe de la pensée, dont l'art est l'un des composants. L'histoire nous enseigne que l'économie a profité de l'apport des idées sans que la réciproque soit nécessairement vraie. L'antagonisme et la complémentarité du couple mesure le degré d'élaboration d'une civilisation. Peut-être n'aurais-je pas tenté l'entreprise si une solide expérience de trente-cinq années au service du disque d'art et de l'enregistrement ne m'avait conforté dans ma conviction. J'ai soutenu bien des causes réputées perdues d'avance dont le temps a permis la reconnaissance. Ainsi le travail autour de la musique française de viole, dont je fus l'instigateur dans les années soixante-dix, a-t-il trouvé dans le succès inespéré du film Tous les matins du monde sa plus belle récompense. Que les circonstances m'aient privé des retombées financières du triomphe d'une cause dont je fus l'initiateur et l'acteur de longues années durant devient secondaire. Bonne chance à ceux qui en profitèrent. Mais être le seul éditeur de l'histoire du disque à avoir publié voici vingt-huit ans des Concerts de Sainte Colombe interprétés par les deux meilleurs violistes de l'époque, me remplit aujourd'hui encore d'un légitime sentiment de fierté. Et je ne peux éviter de me poser la question de savoir combien a pesé cette initiative assumée en 1976, à contre courant et dans une sorte d'indifférence polie, sur les circonstances qui ont donné naissance au film.

Mais il est une confirmation de mon éthique plus enrichissante encore: la confirmation qu'il n'est aucune musique, si difficile soit-elle, qui ne puisse atteindre un public important, dès lors qu'elle est présentée avec art, conviction et refus de toute démagogie. Contrairement à une opinion répandue, le public n'a pas mauvais goût. Dans le cas le moins favorable, il est au moins ouvert à ce qu'on lui présente si l'on met en œuvre les moyens promotionnels adéquats.

Construire sur la durée

L'expérience m'a enseigné que l'on pouvait construire un catalogue sur la durée. Et que, dans le domaine du disque d'art, c'était même la condition nécessaire. L'éditeur sera donc pour moi celui qui, au lieu d'accumuler dans le court terme des réalisations hétérogènes, fussent-elles pour partie prestigieuses, définit une ligne d'action, initie un projet esthétique et participe activement au mouvement des idées. C'est celui qui anime une équipe créatrice et intervient au niveau des valeurs non quantifiables, celles qui relèvent de l'esprit, ou, si l'on préfère, de l'âme.

On m'a parfois demandé la signification d'Arcana et la raison de ce choix. Simplement le mystère, le mystère qui veut qu'une musique ou une interprétation vous touchent ou vous émeuvent sans que l'on puisse, sans que l'on veuille, expliquer pourquoi. Éloge de l'irrationnel et, pourquoi pas, de l'ambiguïté, cette richesse de la texture humaine.

Ma démarche éditoriale tient à ma conception personnelle de l'histoire de la musique. Elle est forcément subjective. Je pense que la facture instrumentale et les techniques de composition n'ont pas progressé au cours des siècles, mais évolué, ce qui est différent. Chaque époque a permis l'épanouissement d'un petit nombre de créateurs de génie qui ont transfiguré les données socioculturelles du temps, alors que se produisaient parallèlement un grand nombre d'épigones ou de bons faiseurs de talent. Dans cette perspective, les Fantaisies d'Orlando Gibbons, par exemple, se placent à un niveau d'élaboration comparable à celui de certains mouvements lents des derniers Quatuors de Beethoven, ou de certaines pièces de Webern, sans qu'intervienne une notion de progrès liée à la date de composition. Cette qualité de l'œuvre est indépendante du succès qu'elle a pu rencontrer en son temps ou de celui que nous lui réservons aujoud'hui. Le fait d'être inconnue ne constitue pas pour une musique un critère de valeur. Inversement, l'appréciation du public ne lui apporte aucune reconnaissance de qualité. Ainsi, en dépit de sa célébrité, l'Héroïque de Beethoven est un chef-d'œuvre auquel ne peut se comparer, par exemple, la Pathétique de Tchaïkoski tout aussi jouée. Une telle approche est subjective et, comme telle, discutable, non dans son principe mais dans ses choix : l'Art n'est-il pas avant tout une réaction individuelle? C'est une approche exigeante : elle ne laisse pas place aux phénomènes de la mode et veut agir en profondeur, sur l'élargissement du répertoire, sur l'évolution des idées et des conceptions. Se situant parfois à contre-courant, le Temps est son complice. Et parce que les contraintes économiques ne laissent pas toujours à la durée la possibilité de corroborer le bien-fondé des convictions, cette approche court le risque d'ignorer les lois du marché. L'éditeur, en ce cas, ne suit pas la demande mais la précède et la crée. C'est question de confiance entre son public et lui.

Cette conception de l'histoire est exigeante en ce qu'elle réclame à la fois des artistes hors du commun et, dans le cas de l'enregistrement, une restitution qui n'altère en rien la qualité du message. En produisant des disques destinés au public, mon objectif est de présenter des moments de musique. Rien n'est plus difficile que de définir ce que l'on entend par l'expression «faire de la musique». S'agit-il de l'acte d'exécuter une œuvre ou plus abstraitement du phénomène non quantifiable qui découle de cette exécution. J'opterai pour le second terme tout en sachant ce qu'il comporte d'aléatoire : la perception de la musique n'est pas identique selon les personnes, les lieux, les jours. La simple lecture de la partition, c'est-à-dire du schéma, si immaculée soit-elle, ne suffit pas à produire la Musique, même si elle constitue un intermédiaire obligé. Ce qui importe davantage, c'est le déroulement du discours, la dramaturgie, la ferveur, la capacité à communiquer des impressions et des sentiments non formulables et ce qu'un consensus désigne sous le terme imprécis d'expression.

«J'estime qu'il existe aujourd'hui trop de disques»

J'estime qu'il existe aujourd'hui trop de disques, c'est-à-dire trop de disques qui ne valent pas la peine, comme eût dit Debussy. La médiocrité, au sens étymologique, tend à étouffer dans sa nasse sans les mettre en lumière les interprétations les plus personnelles et les plus recréatrices. Le «star-system» est sans doute responsable de cette situation préjudiciable à l'Art. Soyons circonspects : le succès d'un interprète n'est pas proportionnel à son talent, du moins au moment où il se produit. Mais il serait injuste d'incriminer des artistes célèbres pour la seule raison qu'ils accaparent parfois un peu trop l'attention des discophiles et détournent celle-ci de talents aussi authentiques mais moins chanceux. La perspective éditoriale dans laquelle je me situe n'intègre pas la reconnaissance du public comme élément préalable mais comme résultat, comme conséquence. Une publication doit être jugée sur l'impression de beauté communiquée et chaque disque nouveau implique une remise en question du talent de l'interprète. Ainsi seulement l'approbation garde-t-elle son entière valeur. Elargissement et réestimation du répertoire, choix d'interprètes qualifiés et inspirés, le lecteur aura compris qu'il s'agit de paramètres essentiels. Mais la restitution du son n'est pas le moindre élément de mon approche. Tout enregistrement qui introduit des modifications de la sonorité d'origine altère la pensée du compositeur telle que le musicien la perçoit et souhaite la traduire. L'éditeur qui apporte un soin particulier dans le choix des instruments, notamment pour la Musique Ancienne, se doit d'être attentif à ce que la restitution de leur sonorité soit toujours vraisemblable. Quelle que soit la musique interprétée, il est trois exigences sans lesquelles il ne saurait y avoir de fidélité à l'œuvre : la dynamique – c'est-à-dire non seulement le contraste entre le pianissimo le plus faible et le fortissimo le plus sonore, mais toutes les gradations intermédiaires d'intensité : crescendi et decrescendi – le timbre et l'épanouissement dans l'espace qui est générateur de plans sonores et joue un rôle constitutif dans la formation du timbre. La majorité des enregistrements actuels sont d'une qualité sonore impeccable. Cependant, l'écoute des reports en CD des vieux 78 tours ou des premiers microsillons nous plonge parfois dans un ravissement que ne nous procurent guère les modernes compacts. Écartons l'attrait des souvenirs de jeunesse ou du parfum des fleurs fanées qui pourrait subjuguer ceux d'entre nous qui ont atteint un certain âge. J'ai fait en effet l'expérience avec des auditoires jeunes, sans indulgence, qui n'ont connu ni Fischer, ni Busch, ni Furtwängler, ni Casals. Leurs réactions rejoignent les nôtres : en dépit des limitations techniques, de la compression de la dynamique, de la stridence des timbres et de leur relative pauvreté, le message musical passe avec une immédiateté à laquelle ne saurait prétendre la pureté quasi aseptique des publications actuelles. La perfection serait-elle l'ennemie de l'émotion ? Les interprètes de notre époque seraient-ils moins inspirés que leurs glorieux aînés ? Ce peut être vrai parfois si l'on songe qu'à l'aube de l'enregistrement, les plus grands seuls avaient accès aux studios alors qu'il est aujourd'hui aisé pour un artiste de construire sa discographie sans prétendre à la pérennité. Mais nous avons tous le souvenir de concerts merveilleux dont les disques correspondants peuvent être d'une certaine froideur qui engendre parfois l'ennui.

L'enregistrement, esthétique autonome de l'écoute en concert ?

Je pense que le problème est ailleurs. C'est avant tout une question d'esthétique à la prise de son. Jusqu'à la fin des années soixante, l'objectif fut de capter le mieux possible ce qui se passait sur le plateau et de tenter de recréer l'ambiance du concert. Rétrospectivement, on réalise combien on savait enregistrer à l'époque. À partir du moment où a prévalu l'idée que le son du disque n'avait pas à se modeler sur celui du concert mais que l'enregistrement était une manifestation autonome, il s'est produit une désolidarisation des objectifs et des méthodes de travail. Au lieu de capter un message en respectant son caractère propre, on l'a soumis aux transformations que permettaient les sortilèges d'une technique de plus en plus prégnante. Et on en est venu peu à peu à oublier ce fait essentiel: plus il y a d'intermédiaires entre la source sonore et le haut-parleur, plus le son est modifié. Or la modification intervient toujours dans le sens d'une altération des informations. On peut essayer de conserver le mieux possible les caractéristiques de la source, mais on ne peut jamais les améliorer. D'aucuns trouveront ces propos iconoclastes. J'affirme pourtant ne pas croire à la possibilité de réaliser des disques à la sonorité vivante par le moyen d'artifices techniques. Allons plus loin encore dans cette voie : je soutiens que, bien souvent, l'enregistrement numérique engendre un effet de lissage qui dévitalise les caractères de l'interprétation, élimine le grain des timbres, supprime la profondeur de champ au bénéfice d'une sorte plan plat d'un haut-parleur à l'autre : le son semble placé derrière un voile. Loin de moi l'idée de contester les mérites du disque compact au niveau de sa fonctionnalité. Son avènement a correspondu à une amélioration sensible de la moyenne des écoutes parce qu'il éliminait un certain nombre de paramètres qui rendaient fragile et aléatoire la reproduction des disques noirs. Mais il me semble incontestable – après une longue fréquentation des deux modes – que l'enregistrement numérique ne possède pas les qualités des meilleurs analogiques lorsqu'on se place en situation de reproduction optimale. Est-ce à dire que la situation est sans remède ? Nullement. Certains amoureux du beau son consacrent leur science et leur enthousiasme à trouver des parades aux troubles auxquels je faisais allusion. Les discophiles qui percevront chez Arcana une richesse des timbres, de l'étagement spatial et de la dynamique plus affirmée que dans la plupart des enregistrements du marché, devront savoir qu'une part non négligeable de cette plus value provient du choix d’un matériel technique sélectionné, pour sa capacité à conserver aux enregistrements le fruité et la fraîcheur des interprétations originales. Parler de reproduction du son est subjectif : trouver une connivence avec l'auditoire afin que les partenaires s'expriment dans le même langage. La manière dont sont réalisés la prise de son et l'enregistrement concourt à magnifier ou altérer ce mystérieux phénomène que nul ne saurait définir mais pour lequel il existe un consensus de perception : la Musique.»

Michel Bernstein

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