Rencontre parisienne avec l’une des plus grandes vedettes du piano contemporain : Evgueny Kissin, de repos en France au seuil de sa longue tournée d’été. Propos recueillis par Frédéric Gaussin

Pianiste : L’Hôtel Napoléon de l’avenue de Friedland : voilà un choix singulier pour un artiste – russe de surcroît. L’endroit est chargé d’histoire. Pourquoi un tel lieu de rendez-vous ? Par nostalgie pour l’époque d’Alexander Kliaguine ? Pour les rappels de la geste impériale ?

— Oh non ! Je dois dire que ce sont là les dernières choses auxquelles je pense, lorsque j’en franchis les portes. J’accorde mes interviews dans cet hôtel parce qu’il est pratique pour moi : mon domicile n’est situé qu’à cinq minutes de marche d’ici. C’est tout. Je fais de même à Londres. C’est la seule raison de mon choix.

Ce qui signifie que vous vivez également à Paris, désormais ?

— Oui.

Ainsi, vous habitez et vous vous produisez majoritairement dans les centres urbains d’Europe, d’Amérique et d’Asie, tous densément peuplés et bâtis. Les grands espaces ne vous manquent-ils pas quelquefois ?

— Hmm… Je ne vois pas ce que vous désignez par l’expression « grands espaces ».

Je parle, aux sens propre et métaphorique, des vastes étendues de votre pays natal, dans lequel vous avez demeuré vingt ans. Le sentiment seul de cette immensité a inspiré et irrigue les œuvres picturales, musicales, littéraires des artistes que vous savez. Ne ressentez-vous jamais, comme virtuose, le besoin de…

— J’aime la campagne, et j’aime la nature, mais je n’y vis pas, et je n’y passe que peu de temps. J’aime aussi les villes et les vieilles cités. Je suis intéressé par l’architecture, celle de Paris comme celle des mégalopoles japonaises. Et j’aime les gens. J’aime croiser du monde et rencontrer des gens. Je serais incapable de vivre ou de séjourner à la campagne, si c’est toutefois bien à la campagne que vous faites allusion.

Quelles impressions musicales gardez-vous donc du Moscou de votre enfance ? Vous avez sans doute eu l’occasion d’y entendre un certain nombre d’interprètes renommés…

— J’ai eu la possibilité d’assister à de nombreux concerts, oui, la plupart de très haut niveau. Étrangement, je n’ai jamais entendu Guilels [1916-1985] en personne, par exemple. Je n’ai assisté qu’à la retransmission télévisée de quelques-unes de ses dernières prestations, alors qu’il était pourtant toujours en vie. Je ne l’ai jamais entendu en chair et en os, cependant je me rappelle très bien l’exécution qu’il donna des Études symphoniques de Schumann dans la grande salle du Conservatoire de Moscou. Je ne parle pas de la version qui fut enregistrée dans la salle Tchaïkovski, qui circule également dans le commerce. Celle du grand hall est meilleure et plus impressionnante : je me souviens très bien l’avoir entendue au moment de la mort d’Andropov [1914-1984, chef du Soviet Suprême]. Une chaîne de la télévision nationale avait choisi d’illustrer les images de sa cérémonie funéraire au moyen des Études symphoniques jouées par Guilels, tandis qu’une autre (qui diffusait évidemment à l’identique), s’était servie des mêmes Études mais en retenant la version de Richter. Il est vrai que l’atmosphère de la pièce correspondait assez bien à la scène. J’étais jeune, mais je me rappelle que l’interprétation de Guilels était incomparablement supérieure à celle de Richter. Guilels était plus profond, surtout dans la première variation et la partie médiane du finale. L’impression générale qu’il causait était plus saisissante. Je possède toutes ses versions de la Sonate en fa dièse mineur. Ceci dit j’ai entendu Sviatoslav Richter [1915-1997] en personne, pour le coup. Je me rappelle notamment l’avoir vu accompagner Peter Schreier dans Le Voyage d’hiver. C’était merveilleux. J’ai aussi beaucoup entendu Yuri Bashmet, ainsi que deux orchestres de chambre, excellents tous les deux quoique différents : les « Virtuosi » de Vladimir Spivakov, et l’Orchestre de chambre de Lituanie de Saulius Sondeckis, plus européen dans sa manière et ses traditions interprétatives. J’ai joué avec ce dernier en 1992, alors que j’étais déjà passé à l’Ouest.

Avez-vous entendu Mravinsky [1903-1988] ?

— Hélas jamais en, lui non plus. Seulement à la télévision, mais à ce moment-là j’étais trop jeune pour l’apprécier comme il se doit.

Vous avez récemment célébré le 85e anniversaire de votre Maître, Anna Pavlovna Kantor. Nous savons l’importance qu’elle revêt dans votre parcours et dans votre vie mais la connaissons assez mal, en définitive. Pourriez-vous nous donner quelques repères biographiques ?

— Mme Kantor est née le 27 mai 1923, à Saratov. Sa mère était une pianiste et pédagogue réputée. Entrée à l’École centrale de musique de Moscou, elle étudia dans un premier temps sous la direction de Tatyana Kestner.

L’élève de Goldenweiser ?

— Celle-là même [Tatyana Kestner forma Andrei Gavrilov, Elena Kuschnerova, Nikolaï Petrov et Nicolaï Lugansky]. Mais une fois la guerre déclarée, l’École centrale de musique fut évacuée et déplacée au sud-est de Moscou dans la ville de Penza, sur la Soura. Voyez-vous ?

Vaguement, pour être honnête. Autant que je me souvienne, c’est dans l’oblast de Penza que Lermontov a grandi…

— Oui : la Soura est un affluent de la Volga. Mais Mme Kestner n’est pas allée à Penza. Mme Kantor a donc poursuivi ses études sous la direction d’un autre excellent professeur, du nom de Tamara Bobovitch. Quand les Allemands ont commencé de battre en retraite, la zone fut évacuée à nouveau, et Mme Kantor put regagner Moscou pour intégrer la classe d’Abraham Shatskes au Conservatoire. Lui-même avait été le disciple de Nicolaï Medtner.

Dans les années 1920, Shatskes était connu à Paris comme accompagnateur de la célèbre Marie Olénine d’Alheim, l’introductrice en France des lieder de Moussorgski, Cui, Balakirev etc. Alfred Cortot joua souvent avec elle, avant qu’il ne se consacre à son trio.

— Abraham Shatskes est mort assez jeune au début des années 1960. Il était originaire de Vilna. Il laisse un enregistrement du Deuxième Concerto de Medtner avec Evgueny Svetlanov et l’Orchestre d’État de l’URSS. C’est dans sa classe, en 1948, que Mme Kantor obtint son diplôme en présentant les Davidsbündlertänze à l’examen final. Ensuite, elle ne se consacra plus qu’à l’enseignement du piano auprès des jeunes enfants doués, auxquels elle dédia sa vie entière. D’emblée, elle montra des aptitudes rares et naturelles, un talent extraordinaire dans ce domaine si difficile. Mon tout premier « professeur » n’avait pas cette science, qui tient à la fois de la compétence et du don. Mme Kantor a ainsi accompli l’essentiel de sa carrière à l’École centrale de musique Gnessin de Moscou. Je dis bien à l’École élémentaire de l’Académie Gnessin, où je suis entré à 5 ou 6 ans, et non à l’Institut du même nom qui ne concerne pas cette tranche d’âge.

Quelles étaient les méthodes d’enseignement d’Anna Pavlovna Kantor ?

— C’est une question à laquelle je crains de ne pouvoir répondre. J’étais seulement un enfant lorsque j’ai travaillé avec elle, et par conséquent je n’ai pas pensé à cela, je n’ai pas cherché à me souvenir, ni à m’interroger à ce sujet. Je n’avais de plus aucun point de comparaison. Il y a une chose que je sais en revanche, car Mme Kantor me l’a apprise elle-même beaucoup plus tard. Je ne m’en suis jamais aperçu sur le moment, mais Mme Kantor ne jouait jamais elle-même lors de ses leçons. Elle n’a volontairement jamais joué de piano, ni pour moi ni pour ses autres élèves. Elle n’a jamais fait elle-même, en classe, la démonstration de ce qu’elle attendait de nous, pour la seule raison qu’elle ne voulait pas que les étudiants la singent. Son enseignement ne passait que par le canal de la parole. Et chaque étudiant conserva ainsi son propre visage. S’agissant de ce dernier point, je savais – et là, je savais dès cette époque – que tel n’était pas toujours le cas dans les autres écoles.

C’est une chance, en effet : tous les maîtres ne respectent pas la personnalité des natures qu’ils éduquent.

— Absolument. C’est une grande chance que j’ai eue.

… Surtout en tant qu’enfant précoce. Mme Kantor est-elle à l’origine de la diversité de votre répertoire actuel ? Comment, par quels stades votre progression s’est-elle opérée ?

— Tout dépend de ce que vous entendez par l’expression « diversité de votre répertoire ». Avant d’entrer à l’École, j’avais écouté de la musique de façon ininterrompue, quasiment depuis ma naissance. Je me suis familiarisé très tôt avec des musiques et des pièces de toutes sortes, jusqu’à ce que je sois physiquement en mesure de toucher le clavier et de reproduire ce répertoire, ces mélodies à l’oreille.

Quoi, par exemple ?

— Le premier morceau que j’ai chanté est une fugue de Bach. J’avais 11 mois. Ma sœur aînée étudiait le Prélude et fugue en la majeur du 2e Livre du Clavier bien tempéré. C’est ce que j’ai chanté. Dès la plus tendre enfance, mes goûts ont été très éclectiques. Pour que je vous renseigne, tout dépend donc de ce que vous entendez par la question : « Est-ce votre professeur qui vous a guidé et initié à la diversité du répertoire ? ».

Je faisais en fait référence à un éventuel « plan d’études » qu’aurait suivi Mme Kantor, car j’aurais souhaité pouvoir reconstituer le jalonnement de votre parcours en termes d’œuvres, par gradation de difficulté – l’acquisition, la transmission et le perfectionnement à visée musicale de la technique instrumentale étant des points fondamentaux. Enesco a supervisé ainsi la maturation du petit Menuhin, avec lequel vous ne souffrirez pas que je vous compare. À supposer que leurs mains les y autorisent, même les élèves précoces ne sauraient passer directement sans contrôle, c’est-à-dire sans risque, de l’Opus 2 n° 1 à l’Opus 111

— Eh bien, dernièrement, pendant le dîner d’anniversaire que nous offrions à Mme Kantor, un ami venu spécialement de loin pour fêter cette occasion lui demanda de décrire la façon dont elle m’avait enseigné la musique durant mon enfance. Mme Kantor indiqua qu’au fond, ma propre personnalité à moi, ma nature, mes spécificités personnelles furent les seuls éléments qui lui dictèrent dans le temps la façon juste de m’instruire. Voilà donc ce que je peux vous en dire. Mme Kantor a simplement suivi ce qu’elle voyait, s’adaptant à ce à quoi elle assistait. Nous avons travaillé beaucoup d’œuvres, mais je n’ai pas cherché alors à mémoriser ce parcours, ni à me le rendre conscient. [Parmi les autres élèves d’Anna Pavlovna Kantor, citons Ludmila Berlinskaïa, Nikolaï Demidenko, Anton Batagov et Elisabeta Smirnova].

Venons-en au présent. EMI vient de publier votre enregistrement du Concerto en do mineur de Mozart, pour lequel vous avez spécialement composé des cadences…

— Mozart n’en a laissé aucune pour cette œuvre, et ma préférence n’allait à aucune des cadences existantes. J’ai donc décidé de composer les miennes… comme Clara Haskil.

Que pensez-vous de celles de Saint-Saëns ?

— Elles me plaisent peu.

Dans ce cas, pourrions-nous évoquer l’écriture et le style des vôtres ? Comment avez-vous exploité le matériau thématique disponible ?

— J’ai simplement écrit les cadences que je souhaitais jouer. Cet enregistrement du Concerto en do mineur de Mozart et du Concerto de Schumann a d’ailleurs été capté en live au Barbican Center, à Londres.

Composez-vous ?

— Non. Plus depuis l’enfance, pour ainsi dire.

Vous jouez nombre de transcriptions pour piano, signées Liszt, Busoni, Grünfeld… Seriez-vous éventuellement intéressé en tant qu’auteur par ce genre ?

— Non… parce qu’au fond je ne saurais bien m’y prendre !

Avec le même orchestre, le London Symphony Orchestra toujours placé sous la direction de Sir Colin Davis, vous avez enregistré l’intégrale des concertos de Beethoven, que les lecteurs découvriront le 1er septembre. Voudriez-vous nous en parler ?

— J’ai jugé intéressant de les envisager globalement comme un cycle, car j’ai trouvé un partenaire musical extrêmement réceptif en la personne de Sir Colin Davis, qui a souscrit de suite à ma vision des beethovéniens – à celle, notamment, de l’Andante du 4e Concerto, que je joue plus lentement que la plupart des pianistes d’aujourd’hui et qui m’inspire un sentiment très profond. Cette question du tempo est épineuse. De manière générale, je ne pense pas que l’on puisse suivre à la lettre les indications métronomiques transmises par Czerny, qui préconise un mouvement très rapide dans l’ Adagio du 5e Concerto, ou un autre trop lent dans l’Allegro initial du 1er, dont tout musicien sincère est obligé de constater qu’ils ne fonctionnent pas. Je regrette seulement que mon interprétation de ces concertos n’ait pas été captée en concert à Londres. Je suis toujours un peu moins satisfait, personnellement, de mon travail en studio. Il existe certaines versions live, alternatives, à quelques-uns de mes disques (l’une avec Esa-Pekka Salonen du Concerto op. 15 de Beethoven, réalisée à Verbier, par exemple). Je suis heureux qu’elles circulent. Mais parce qu’ils ont marqué des moments importants de ma carrière, je ne réenregistrerai commercialement ni les concertos de Chopin (ceux de mes débuts), ni le Concerto de Tchaïkovski – je reviendrai sans doute à cette œuvre, mais il n’y aura jamais plus d’autre Karajan, quelles qu’aient été nos divergences à l’époque au sujet du tempo. Oïstrakh, Richter, Rostropovitch eux-mêmes ont bien rapporté qu’ils n’avaient pu lui dire « non » en enregistrant le Triple de Beethoven… Il faut comprendre ce que cette phrase profonde signifie exactement.

Vous jouez toujours peu de Bach en public. Pourquoi ?

— Parce qu’il m’intimide. Je considère Bach comme le sommet de la musique en général.

En terme d’écriture, d’architecture…

— Non, ce langage-là « sonne » trop scientifique à mes oreilles. L’architecture ne renvoie

Mais forme et fond sont-ils véritablement dissociables dans l’œuvre de Bach, voire dans celle d’autres compositeurs ?

Je pense « sommet » dans le sens de contenu musical, « sommet » en terme d’universalité, « sommet » au point de vue de la masse spirituelle. En ce qui me concerne, c’est la qualité qui m’importe le plus dans la musique. Dans cette sphère Bach, est pour moi insurpassable. C’est une partie intégrante de mon être, mais je n’ose tout simplement pas le jouer le public.

Vous jouez pourtant les transcriptions de Busoni

— Oui, oui, quelques-unes… Mais « peu », pour vous citer vous-même !

Vous ne souhaitez pas aborder Bach, techniquement à votre portée, sous l’angle des « structures » qu’il édifie constamment – admettons. Je crois toutefois qu’une contradiction se fait ici jour, dans votre répertoire. De manière générale, vous semblez être très attaché à la rigueur dans la présentation et l’expression des idées musicales, or si le flot de pensée des Maîtres que vous jouez le plus volontiers (Mozart, Beethoven, Schubert, Brahms…) se déploie pareillement que chez Bach dans le cadre de formes spécifiques qu’ils surent exploiter, façonner sinon bouleverser, la portée métaphysique et universelle de leur œuvre ne m’apparaît pas moindre que celle du Cantor. D’aucuns prétendent ainsi que vous joueriez peu la musique contemporaine pour ce motif précis : elle ne serait pas assez écrite, trop « juxtaposée », quand bien même aurait-elle des choses à dire.

— Ce défaut d’architecture n’est pas la raison principale de mon désintérêt supposé à son endroit. Cette musique-là manque constamment de matière, à mon goût, de densité émotionnelle et spirituelle. Les pièces de notre temps — je parle de celles que j’ai lues, de celles avec lesquelles je me suis familiarisé — n’approchent en rien le niveau des grandes œuvres classiques du passé, dans aucun domaine. La musique actuelle ne m’émeut pas, lorsqu’elle est pauvre en substance.

Chopin, qui procède non de Tchaïkovski, mais bien de Mozart et de Bach, conserve-t-il aujourd’hui encore votre préférence de soliste ?

— Il est effectivement le compositeur que je joue le plus, et celui dont je me sens le plus proche, celui dont la musique est la plus proche de mon cœur. Sur le plan pianistique, Chopin fut un révolutionnaire, le seul (exception faite du jeune Scriabine, qui s’en inspira tant), qui exige une telle souplesse de la main au piano.

Son héritier Debussy — que vous n’abordez pas — n’apparaît pourtant ni moins « compositeur », ni moins sensible ou techniquement novateur que lui dans son idiome personnel…

— Certainement… Mais je formulerai la même remarque à l’endroit de Chostakovitch.

De Schönberg et Prokofiev également ?

— Oui, auxquels j’ajouterai Olivier Messiaen dont je ne joue pas encore les œuvres. Sa musique à lui est profonde, très spirituelle, par exemple.

Vous trichez : Messiaen avait sans doute quelque chose en plus, dans la direction que vous indiquez, puisque c’était un homme de foi, profondément croyant – de fait, sa musique est effectivement « dense » sur ce plan. Mais là encore, il fut aussi un maître de l’écriture et de l’harmonie, ce qui ne contribue pas pour une faible part à sa « densité » globale… — [Sourire] C’est pourquoi je le vois un peu comme le dernier représentant d’une espèce disparue. Je jouerai certainement Messiaen à l’avenir.

Albert Roussel ?

— C’est un compositeur qui m’intéresse grandement. Vladimir Ashkenazy a récemment dirigé Bacchus et Ariane lors d’un concert que je n’ai pu entendre en entier car je m’y produisais en seconde partie, mais c’était manifestement très intéressant, très profond.

Et… là encore, parfait dans la forme, sans cesse asservie à l’élévation du propos me semble-t-il. Que pensez-vous de votre compatriote Medtner, qui fut un mystique lui aussi ?

— Medtner était très spécial. Pour lui, Berlioz était totalement superficiel. Medtner était convaincu que la musique était tombée en décadence, et que Berlioz avait précipité la décadence de la musique, détruit la musique. Medtner était très conservateur : il ne supportait aucun de ses contemporains. Ni Prokofiev, ni Debussy, ni Richard Strauss.

Il est comique de songer qu’il souffrit surtout d’être jugé à l’aune de Rachmaninov, qui d’ailleurs l’admirait. Quel regard portez-vous sur ses œuvres pour piano ?

— Ce sont des pages très particulières. Medtner a écrit des pièces merveilleuses, très difficiles, les Sonates, les Contes… Le fait qu’il fût si conservateur a inévitablement et évidemment affecté sa musique. Il a beaucoup souffert de ne pas être considéré comme un grand compositeur.

Vous voulez dire… à l’égal d’un Glazounov ?

— Mais Medtner était beaucoup plus doué de talent que Glazounov ne l’a jamais été, justement. Qu’il n’ait fait son entrée dans l’Histoire aux côtés des « plus grands » l’a beaucoup marqué. Nous ne pouvons nous-mêmes que le déplorer aujourd’hui. Il avait beaucoup à exprimer, il avait son propre style, son langage personnel. Medtner a été capable de créer des pièces véritablement originales.

Nous parlions tout à l’heure de Vladimir Ashkenazy, qui poursuit comme Daniel Barenboïm une carrière de chef sans avoir renoncé au piano. La direction d’orchestre vous attire-t-elle vous aussi ?

— Je n’éprouve pas l’envie de m’y consacrer. Jouer du piano est déjà un métier suffisant.

C’est sous la baguette d’Ashkenazy, aux côtés du Philharmonia Orchestra, que vous avez enregistré Prokofiev en janvier dernier. Est-il plus confortable de se produire sous la baguette d’un chef qui est aussi un merveilleux pianiste ?

— Oh oui, absolument. Cela change tout. Les 2 et 3e Concertos de Prokofiev sont ceux que je préfère dans la production du compositeur. Je pense que nous en avons réalisé de bonnes versions. Quand j’étais élève à l’École centrale de musique de Moscou, je me souviens que Mme Kantor m’avait demandé d’imaginer l’orchestration des Sonates de Beethoven, de les jouer en imitant les différents timbres de l’orchestre. J’ai conservé ma partition des Adieux*, que j’ai jouée à 15 ans et demi. J’ai écrit moi-même « hautbois, cor, clarinette » etc. au crayon sur les pages, aux différentes entrées que j’identifiais. Mais je ne pense jamais à l’orchestration de Ravel lorsque je joue les Tableaux d’une exposition. Pas du tout. Nous, pianistes, sommes d’ailleurs ceux qui jouons la pièce originale.

Von Bülow multiplie ce type de notations dans ses éditions d’œuvres pour piano. Êtes-vous intéressé par les révisions que vos devanciers ont réalisées, ne serait-ce que par curiosité intellectuelle ?

— En fait, leurs commentaires me « dérangent ». Je préfère n’avoir sous les yeux que le texte musical, le plus vierge d’indications et le plus conforme, si possible, à la version définitive que le compositeur aura authentifiée. S’agissant de Schnabel, par exemple, je préfère bien davantage écouter ses disques et apprendre d’eux, plutôt que de me plonger dans ses éditions des de Beethoven. Je n’écris pas mes doigtés, mes pédales, ni rien de ce genre. Je n’aime pas lire ces choses sur les partitions.

Puisque nous parlons de texte, accepteriez-vous d’évoquer votre passion pour la poésie (yiddish et russe), dont la déclamation, selon l’idée que je m’en fais, est un art très proche de l’interprétation musicale ?

— Je suppose que cette passion pour la poésie vit en moi depuis l’enfance. Nous avions un magnétophone à la maison. J’en revois encore les grosses bandes circulaires et marron. Quand j’étais enfant, mon père, ingénieur, avait l’habitude de m’enregistrer avec un microphone gigantesque – au piano sur notre vieux Bechstein, quand j’improvisais et chantais, mais aussi quand je récitais ces poésies enfantines, ces contes de fées qui constituaient ma nourriture d’alors. Je pense que mon goût pour la déclamation est né à ce moment-là. Plus tard j’ai continué de réciter pour moi-même, et il m’arrive aujourd’hui de le faire en public. Je suis entièrement d’accord avec vous pour dire que jouer de la musique et réciter de la poésie sont deux actes qui constituent une expérience très similaire. Dans les deux cas, vous devez interpréter une œuvre d’art écrite par un autre, l’animer, la restituer pour autrui. La seule différence est que je pratique la musique en professionnel.

Qu’en est-il de votre rapport général à la langue, maternelle ou d’emprunt – question qui n’est pas sans résonance dans le domaine musical ? Nous nous exprimons actuellement en anglais, en usant parfois de tournures propres à nos systèmes linguistiques respectifs, mais à Paris où vous avez choisi de vous fixer. Entretenez-vous avec la France les mêmes rapports qu’autrefois vos compatriotes Pouchkine et consorts, ces poètes que vous admirez ?

— Non. Jadis les grandes familles russes pratiquaient le français davantage que leur langue de naissance.

… De même, pourrait-on observer, que l’aristocratie polonaise, la noblesse habsbourgeoise ou la Cour d’Angleterre – mais ce trait a perduré bien au-delà du XIXe siècle, dans votre pays, en dépit de l’admiration que Byron suscita au sein de l’intelligentsia.

— Oui, et vous le savez comme moi, mais personnellement je n’ai reçu aucune éducation en ce sens. Je n’ai pas eu de gouvernante française, d’ailleurs ma famille et moi avons toujours été attirés et fascinés par Londres et par l’Angleterre, précisément : nous y avions des amis et nous avons fini par découvrir que nous y avions de la famille. Avant la Deuxième Guerre mondiale, l’allemand avait la primauté dans certains cercles, notamment musicaux. Au moment où j’ai grandi, sous l’ère soviétique, nous n’étions pas encouragés à apprendre une langue étrangère, et de toute façon la principale que l’on enseignait était l’anglais. Dans mon école c’était différent, puisqu’il s’agissait d’un établissement spécialisé dont le cursus était particulier. Nous n’assistions néanmoins qu’à un seul cours par semaine : nous avons seulement appris les bases de la langue anglaise. J’ai dû rattraper ce retard par moi-même, depuis, pendant mes voyages à l’Ouest. Et lorsque je vivais à New York, je m’efforçais constamment de ne pas adopter l’accent américain…

Que lisez-vous avec le plus de plaisir ?

— Je me plonge indifféremment dans les romans et les pièces de théâtre. Je ne saurais dire que j’aime tel genre davantage que tel autre. Je présenterai les choses de la façon suivante : disons que je me suis toujours senti des affinités particulières avec la poésie.

La qualité poétique : est-ce un élément que vous recherchez au cœur même de la prose ?

— À quoi, à quel type d’écrits pensez-vous ?

Pour citer nos modernes, à La Mort de Virgile d’Hermann Broch, cette symphonie littéraire qui plie aux rythmes antiques les rimes du vocabulaire allemand le plus raffiné ; aux romans de Vladimir Nabokov, qui atteint un degré rare de musicalité lorsqu’il s’exprime directement en anglais.

— Ah ! c’est dommage, il vous faudrait pouvoir lire aussi le Nabokov russe. La traduction des œuvres dans une langue étrangère est toujours un problème, qui se pose avec plus d’acuité encore dans le cas des poèmes. Le russe est en outre très difficile à apprendre, bien plus difficile à maîtriser que le français. À vrai dire je ne sais pas si « l’essence poétique » est une qualité stylistique que je recherche consciemment dans la prose, mais quoiqu’il en soit je la prise et la goûte hautement. Je n’apprécie pas les ouvrages mal écrits.

Il nous reste peu de temps. La musique de chambre est-elle un domaine dans lequel vous souhaiteriez vous investir davantage ?

— Oui. Je ne joue pas tellement dans les ensembles. J’ai joué de très belles choses, dans le passé, avec le concours de musiciens extraordinaires : Isaac Stern, Martha Argerich, Alexander Kniazev, Thomas Quasthoff, Yuri Bashmet… Il y a aujourd’hui quelques pièces que j’aimerais jouer, parce que je les aime beaucoup. Et j’ai prévu certaines choses pour la saison prochaine. D’abord, le Trio en la mineur de Tchaïkovski, que je n’ai jamais exécuté mais que j’ai toujours beaucoup admiré (je le donnerai premièrement au festival de Montpellier en compagnie de Silvia Marcovici et d’Alexander Kniazev, puis au festival de Verbier aux côtés de Joshua Bell et de Misha Maisky) ; je présenterai ensuite le Trio en ré mineur de Mendelssohn, que j’ai déjà joué il y a treize ans, en Suisse, avec Isaac Stern et Natalia Gutman. Cependant j’avoue préférer jouer en solo… tout simplement parce que je joue davantage. Quand je joue avec orchestre, ou dans des ensembles de musique de chambre, j’éprouve parfois un sentiment de frustration – ce sont mes partenaires qui jouent ces merveilleux thèmes. Je les accompagne, et je suis triste de ne pas jouer moi-même cette matière merveilleuse. Je préfère donc jouer seul, et aussi parce qu’en solo tout dépend entièrement et uniquement de moi. Tout est entre mes mains, littéralement parlant.

Quelles sont les autres pièces qui vont venir s’intégrer à votre répertoire dans les mois à venir ?

— En octobre, je ferai une tournée avec Dmitri Hvorostovsky : lieder de Tchaïkovski, de Medtner et Rachmaninov. Je n’en avais joué aucun auparavant. En solo, j’ai prévu quelques pièces de Chopin (Polonaise-Fantaisie, Mazurkas op. 30 n° 4, op. 41 n° 4, op. 59 n° 1, Études op. 10 n° 1, 2, 3, 4, 12 et op. 25 n° 5, 6, 11) et de Prokofiev (Roméo et Juliette, Huitième Sonate) que je n’avais pas encore jouées ou très peu jouées en public. Je renouvelle constamment mes programmes. Ces tournées vont passer par Francfort, Munich, Paris, Londres, Lisbonne, Madrid, Lucerne, Genève, Amsterdam, Milan, Toulouse, Hanovre, Chicago, Washington, New York, San Francisco, Los Angeles, Taipei, Hong Kong, Seoul, Hambourg, Vienne, Berlin et Stuttgart. Je n’ai joué la sonate de Prokofiev qu’une seule fois, par exemple : c’était en 1990 et j’étais un peu jeune. J’ai fait de mon mieux, mon exécution a été enregistrée pour la télévision, mais je n’en suis pas satisfait aujourd’hui. Je pense que je peux être meilleur.

Des sonates dites « de guerre », la Huitième est-elle donc votre préférée ?

— Non, je dirais que la Sixième est plus proche de mon cœur. L’appellation de « sonates de guerre » qui est couramment utilisée ici ne convient d’ailleurs pas à la Sixième, laquelle a été écrite avant qu’Hitler n’attaque la Russie. Les sonates de Prokofiev que je préfère sont dans cet ordre les n° 6, 4 et 2. J’aime un peu moins la Troisième. Quant à la Quatrième, elle reste liée pour moi à un souvenir particulier. Élèves, nous nous produisions quelquefois dans la grande salle de concert de l’Institut Gnessin, située à quinze minutes à pied de l’École. Je me souviens avoir marché un soir d’hiver, pour me rendre aux répétitions d’un de ces concerts auxquels je participais, dans les vieilles rues sombres et lugubres de Moscou. Je ne me souviens pas de ce que je devais jouer moi-même, mais un élève un peu plus âgé présentait le 2e et le 3e mouvement de la Quatrième Sonate de Prokofiev — et ce 2e mouvement est toujours resté associé depuis, dans mon esprit, à cette marche solitaire et nocturne dans les rues de Moscou. Ce n’est pourtant pas un phénomène dont je suis familier. Des souvenirs visuels peuvent s’attacher involontairement à quelques pièces de musique, chez moi, mais je réagis davantage en terme d’humeurs.

Et la célèbre Septième ?

— [hochant la tête] Pardonnez-moi, il est déjà 20 heures et je suis attendu…

Nous en parlerons une prochaine fois. Au revoir, Monsieur.