Nous publions - et concluons - ici la réédition des derniers épisodes des souvenirs inédits que Michel Bernstein avait en 2005 et 2006 confiés au site abeillemusique.com.

{On l'a vu, ces souvenirs, d'abord très structurés, furent en suite livrés au fil de la plume, semaine après semaine, et c'est par la lecture de l'ensemble qu'on retrouvera finalement ses marques dans ces textes.

Michel Bernstein laisse un legs discographique important, et on espère que celui-là pourra être entièrement réédité, en toutes ses époques. Il était profondément attaché à l''édition discographique, c'est-à-dire qu'au delà de son grand talent de producteur, il aimait à éditer, à offrir aux amateurs des écrins de qualité pour ses enregistrements, des textes intelligents, des indications musicologiques de qualité. Pour lui, la forme rejoignait vite le fond. Il fut toujours dans ce métier un moderne et, d'une certaine manière un homme de marketing : qu'on se souvienne seulement à quel point dans les années 70 les pochettes et les publicités du label Astrée furent en rupture totale avec l'existant et comment Michel Bernstein savait faire rêver ses contemporains par la magie d'un graphisme, d'un concept visuel, à une époque où il s'agissait d'imposer un nouveau regard sur la musique ancienne et la musique baroque ! Tout cela semble bien loin aujourd'hui. Mais la tradition et le goût de la qualité se survivent par-delà les ruptures technologiques. Un éditeur exigeant aujourd'hui aura le même type d'ambitions que celles de Michel Bernstein jadis - mais il les réalisera autrement. On rêve de voir apparaitre de tels talents, si peu conformistes, avec les technologies disponibles aujourd'hui. C'est à cette ambition, qui est le testament de Michel Bernstein, à cette intrépidité, à ce dédain de la facilité que nous avons voulu rendre hommage en publiant ces textes qui nous ont valu un abondant courrier. Pour faire suite à cette série, Qobuz.com publiera désormais régulièrement de grands témoignages.}

Sur Charles Ravier

«Je ne me souviens plus exactement comment mon attention fut attirée sur Charles Ravier qui venait de fonder un ensemble vocal. Sans doute est-ce Guy Erisman, producteur actif et influent de la R.T.F, qui m’en parla, lui qui devait longtemps être un fidèle admirateur de Ravier et un support efficace du musicien. Toujours est-il que je me retrouvai un beau jour de 1959 à un concert (un demi-concert, c’est-à-dire un concert partagé) de l’Ensemble Polyphonique de Paris dirigé par Charles Ravier. À cette époque l’esprit « À cœur joie » régnait en maître. On ne concevait pas que les Chansons qui avaient fleuri à profusion tout au long du XVIe siècle en France puissent être exécutées autrement que par une chorale d’amateurs comportant pour chaque partie un effectif résolument fourni. Il en résultait une sonorité grasse et massive ne laissant percer aucune trace d’articulation et de prononciation et une totale absence de légèreté et de transparence, sans aucune différenciation des pièces. À vrai dire, il s’agissait davantage d’un mouvement social à caractère paroissial que d’une manifestation artistique. L’idée prophétique de Charles Ravier était de retrouver la spécificité première de la chanson française du XVIe siècle. Pour ce faire, il convenait de restituer la pratique d’une voix par partie, ainsi que nous le montrent les deux tableaux anonymes du Musée de Bourges présentant l’un un concert vocal, l’autre un concert d’instruments. Naturellement cette approche suppose tout un travail préalable sur la diction, une recherche de la légèreté, de la précision et de la transparence. Elle implique également que les voix ne peuvent plus, sauf exception, être tenues par des amateurs puisque chaque exécutant est totalement responsable de la qualité de beauté de sa partie. Lorsque je rencontrai Charles Ravier, il habitait à Paris, rue de la Convention. Un après-midi durant, il me parla de son admiration pour le travail qu’avait réalisé peu auparavant Safford Cape, un musicien américain résidant en Belgique, avec un ensemble de solistes vocaux et quelques instruments. Nous écoutâmes les enregistrements de ce groupe et notamment la Messe de Notre Dame de Machaut et les Balletti de Gastoldi. C’est que Charles Ravier n’entendait pas limiter ses conceptions à la seule chanson. Au Moyen Âge et à la Renaissance les influences étaient multiples, au-delà des lieux et des temps. Safford Cape est aujourd’hui complètement oublié. Ce fut vraiment un précurseur qui sut intéresser les concepteurs d’Archiv Production, la collection de référence de la DGG. Son travail admirable était un guide pour Ravier même si celui-ci n’allait pas tarder à montrer que la grâce et la flexibilité pouvaient ouvrir des horizons plus souriants. À cette intention, Ravier forma un noyau de quatre chanteurs : la très jeune soprano Jocelyne Chamonin, le contre-ténor Joseph Sage, le ténor André Meurant et la basse Georges Abdoun, qu’il fit travailler presque chaque jour pour constituer un répertoire susceptible de générer de futurs concerts. Mais pour l’heure, il s’agissait d’un travail sur l’inconnu, bien entendu sans possibilité aucune de rémunération. Ravier façonnait des textures aériennes, presque impalpables, ciselait chacune des voix dans le contexte et cherchait à donner à son groupe une tension de quatuor à cordes, avec des appuis sur les piliers que sont dans la musique à quatre voix le soprano et la basse. Une conception aussi libérée ne pouvait qu’intéresser le jeune éditeur épris de remise en cause que j’étais alors. À cette époque, on ne travaillait pas encore sur les microfilms, et les sources pour une grande partie de la musique française étaient les grandes éditions qu’avait publiées dans le premier tiers du siècle le musicologue Henry Expert. Mais Ravier était en relations avec Louis Durey, celui-là même qui appartenait au Groupe des Six de l’entre-deux-guerres. Durey, qui avait aussi des activités socio-éducatives, s’était intéressé à Clément Janequin et c’est à son instigation que Charles Ravier composa le programme de son premier disque autour de ce compositeur. Après une longue période de répétitions dans une école du XVe arrondissement dont l’acoustique était quelque peu celle des bains turcs, nous nous retrouvâmes dans la salle de concerts de la Schola Cantorum, près du Val de Grâce, le fidèle Peter Willemoës aux commandes de l’enregistrement. Nous avions calculé les séances un rien trop juste et avions un peu de retard lorsque Pierre Boulez convoqua André Meurant et Georges Abdoun à l’Odéon pour suppléer à deux musiciens défaillants d’un concert du Domaine Musical, à l’heure précise où nous devions commencer la dernière séance. Impossible d’organiser une séance supplémentaire le lendemain car la salle était louée pour plusieurs jours et Peter Willemoës avait un calendrier précis à respecter. J’attendis donc les deux compères avec ma voiture devant la sortie des coulisses de l’Odéon et, le chemin à parcourir étant heureusement fort court, nous pûmes commencer la séance (de trois heures) avec une heure et demie de retard « seulement ». Bien entendu nous dépassâmes, on supprima aussi une ou deux chansons prévues, et on arriva à terminer, fort tard dans la nuit. Ce disque Janequin séduisit la presse et rencontra un réel succès public. Il reçut un Grand Prix du Disque et plusieurs milliers d’exemplaires furent vendus en quelques semaines, ce qui constituait, pour un ensemble inconnu, un score qui n’est même plus atteint aujourd’hui par des stars du moment. Cela me permettait d’envisager une collaboration régulière dans la durée et un travail d’importance sur le répertoire du XVIème siècle français. Pour éviter les problèmes de bruit et de disponibilité que nous avions rencontrés à la Schola Cantorum, nous trouvâmes une petite église dans un village isolé du Vexin, Fay-les-Etangs. Aussi la deuxième série d’enregistrements permit de réaliser trois disques d’un coup : le premier, effectué sans montages en un après-midi, comportait quatorze pièces des Amours de Ronsard d’Antoine de Bertrand. À nouveau un disque à 4 voix de l’ensemble vocal mais dans une perspective sonore singulièrement différente de celle du Janequin. La sonorité de quatuor était plus dense, plus homogène et plus travaillée : Ravier créait une atmosphère d’une intense poésie, envoûtante, quitte à sacrifier un peu la légèreté de la texture. À la transparence élégante et pleine d’humour du premier disque s’opposait le lyrisme médiumnique du second. Les Amours de Ronsard furent couronnées d’un Deutsche Schallplattenpreis 1963. Les autres programmes réalisés dans cette fournée étaient consacrés l’un à Ockeghem, l’autre au Cancionero del Palacio. Ravier introduisait des instruments mais sans l’homogénéité atteinte par l’ensemble vocal. Il choisissait d’excellents artistes modernes qui jouaient fort bien mais sans aucune préoccupation organologique et bien loin de ce que les recherches postérieures nous ont appris à aimer. De plus, Charles Ravier orchestrait sans aucun souci de vraisemblance historique : il recherchait sa propre vision de la couleur, un peu dans le style des Visiteurs du soir, c’est-à-dire un Moyen Âge recomposé selon le goût de l’époque. Cependant, le côté un peu brahmsien du disque Ockeghem, très chantant et très fervent, me séduisit beaucoup, davantage sans doute que le programme espagnol. Charles Ravier m’avait proposé un enregistrement du Requiem de Pierre de La Rue. Je fus alors surpris d’apprendre qu’il ferait ce disque pour Philips, chez qui il est vrai travaillait alors son ami Michel Bernard. C’était l’usage à l’époque que les petits éditeurs découvrent les jeunes talents, quitte à ce que les firmes multinationales les engagent au moindre succès. Ce ne fut toutefois pas totalement le cas avec Ravier, qui devait collaborer avec moi pour un jeu liturgique, Ludus Paschalis, et un enregistrement du… Concerto pour clavecin de Manuel de Falla. Ravier dirigea les deux premiers mouvements de façon géniale – le second avait la tension hautaine d’une procession à Séville – tandis qu’il se dépatouilla péniblement des rythmes du troisième : le morceau ne lui plaisait pas. Puis, en dépit de nombreux projets de coproduction, notamment avec l’O.R.T.F devenu Radio France, il ne se réalisa plus rien durant de longues années. Ce n’est que lorsque je fondai Astrée en 1975 que nous reprîmes la collaboration interrompue. Ce fut alors le premier disque des Meslanges de Lassus qui retrouvait pour la dernière fois le quatuor vocal des origines. Il fut enregistré à Thue, en Suisse, par Jakob Stämpfli, célèbre chanteur de Passions, qui s’émerveilla de la beauté et de la poésie de l’ensemble ainsi que de l’équilibre : ce fut le dernier grand disque de Ravier. Le second Lassus, enregistré à Tours deux ans plus tard par Thomas Gallia lui est sensiblement inférieur malgré de beaux moments et la voix d’Henri Ledroit. Mais c’était déjà l’époque où Ravier ne répétait plus et se fiait uniquement à son instinct et à son inspiration de l’instant. Je fis encore un troisième Astrée avec Ravier, un nouveau Janequin qui incluait cette fois des instruments. Mais nous étions en pleine mutation des techniques instrumentales pour la musique ancienne : le mélange de Christophe Coin et Arianne Maurette avec les joueurs des générations précédentes et un ensemble vocal mal préparé ne renouvelèrent pas le miracle du Janequin vocal de 1960. À cette époque, Jordi Savall représentait le phare de la collection Astrée : incontestablement une avancée dans les techniques et dans la poétique. Dans mon enthousiasme, je fis entendre les épreuves du premier disque Marais à Ravier qui, en toute bonne foi, fut émerveillé. Mais cette approche lui fit percevoir le chemin qu’il fallait parcourir et qu’il ne voulait pas parcourir, comme s’il ressentait une anxiété devant l’importance du travail. Je lui fis également rencontrer Esther Lamendier avec laquelle il parla beaucoup sur des sujets qu’il connaissait fort bien. Mais les exemples, s’ils l’enthousiasmaient, ne le motivaient plus dans son propre travail. Je le vis pour la dernière fois au début des années 1980. Je venais d’acheter un équipement d’enregistrement et je souhaitais l’expérimenter à vide avant de me lancer. J’habitais Tours, Ravier donnait un concert près de Blois, consacré à Bertrand et Gesualdo, deux de ses compositeurs d’élection. Je lui demandai l’autorisation d’enregistrer le concert, ce qu’il me donna volontiers. Je ne connaissais aucun des chanteurs du jour mais après quelques secondes il devint évident qu’ils n’appartenaient pas à la même école, n’avaient jamais travaillé ensemble et qu’ils n’avaient pas la même idée de la justesse. En somme le type même de concert qui n’était plus concevable à ce moment-là. A la fin, Ravier demanda à écouter les bandes, ce que je redoutais le plus. Or, dès les premières mesures il prit comme possession de la musique, qu’il trouva merveilleuse et, à le voir revivre en son for intérieur tout le programme, sans s’attarder aux notions de mise au point, je compris que, sous son allure catastrophique, ce concert atteignait au sublime, et que Ravier entendait tout ce qu’il voulait entendre. N’est-ce pas aussi une façon magnifique de faire de la musique ? Je ne le revis plus après ce concert si étrange. Un ou deux ans après, j’appris qu’il avait mis fin à ses jours. Ravier fut un grand artiste, compositeur, précurseur, poète et illuminé. Au fil des temps il se libéra de plus en plus des données musicologiques et du travail académique. Il ne chercha jamais à retrouver les prononciations « d’époque » des textes qu’il restituait, et poursuivit un rêve intérieur intensément vécu. Ce fils d’agriculteurs bourguignons, « monté » à Paris parce que l’instituteur de son village avait décelé une énorme capacité pour l’étude, fut un génie qui ne put complètement s’accomplir. Comme Moïse, il aperçut la Terre Promise, il ne lui fut pas donné d’y entrer.

Le Quatuor Danois

Tout au long de ces mémoires, on retrouvera ma passion pour le quatuor à cordes ou pour le consort de violes qui en est une forme prémonitoire, les quatre voix couvrant le même ambitus que le quatuor vocal : soprano, alto, ténor, basse. Dans ma course aux 78 tours, j’avais chéri les disques du Quatuor Busch qui me firent connaître les chefs-d’œuvre de Beethoven et de Brahms, ceux du Quatuor de Budapest qui disposait d’une technique plus sûre mais dont l’engagement me semblait moindre et dont je faisais l’acquisition pour les œuvres que les Busch n’avaient pas enregistrées, enfin ceux du Quatuor Calvet qui culminait dans les Quatuors de Debussy et Ravel. Au début de ma carrière éditoriale, il me semblait indispensable de publier aussi des disques de quatuor à cordes et, si possible, trouver un ensemble avec lequel je pourrais faire un bout de chemin un certain temps. Comme pour l’orgue, le Danemark devait me venir en aide. Il existait dans ce pays une solide tradition du quatuor, peut-être plus apollinienne que dionysiaque, mais intensément pratiquée et implantée dans le cœur des amateurs de musique. Lors de mes premières visites en ce pays, je fis certaines recherches, fréquentai des concerts et assez rapidement un jeune quatuor attira mon attention par son enthousiasme et son impact sur l’auditoire, et mon ami Willemoës avait effectué avec lui certains essais qui s’étaient révélés fort concluants. Il se nommait « Nouveau Quatuor Danois » pour se différencier d’un autre Quatuor Danois qui était sur le point de terminer sa carrière. Un accord fut assez rapidement conclu entre mon quatuor et ses vétérans pour échapper à cet adjectif « nouveau » qui manquait à mes yeux de noblesse et de cette patine du travail en commun nécessaire à ce genre de formation pour l’homogénéité des timbres, l’équilibre et la sonorité spécifique sans lesquels on ne peut se mesurer aux plus grands. Quatuor Danois donc. Un ensemble dont les membres ne dépassaient pas la trentaine. Certains étaient premiers pupitres de l’Orchestre de l’Opéra Royal ou jouaient dans l’Orchestre de la Radio. Le jeu en quatuor était pour eux la façon de se réunir pour faire de la musique, sans préoccupation de carrière, comme c’était l’habitude chez leurs aînés. Ainsi s’agissait-il de réunions amicales, passionnées, étrangères à toute préoccupation matérielle. Comme c’était encore l’usage à cette époque, les quatre musiciens vivaient dans la même ville et témoignaient de la même école de cordes même s’il leur arrivait de se perfectionner auprès de maîtres étrangers. Le premier violon était tenu par Arne Svendsen qui avait un tempérament de leader et qui galvanisait ses partenaires. Le second violoniste, Palle Heichelmann, passionné de musique contemporaine, était particulièrement attiré par les compositeurs polonais que l’on découvrait au sommet de leur art. L’altiste Knud Frederiksen avait suivi, après ses études, des cours auprès de quartettistes russes et son jeu très sensible en avait acquis une chaleur de son inimitable. Enfin le violoncelliste Pierre-René Honnens était le francophile de la bande, lui-même descendant d’un compagnon de Bernadotte qui s’était fixé au Danemark. Et tout naturellement il avait étudié à Paris, auprès d’André Navarra, auquel il vouait une véritable vénération. Nous décidâmes de commencer avec l’Opus 77 de Haydn. Ces deux Quatuors, les derniers achevés du compositeur, tiennent dans ma vie d’éditeur une place importante : je les ai enregistrés trois fois – avec le Quatuor Danois, le Quatuor Mosaïques et le Quatuor Festetics – dont deux fois comme premier disque d’un jeune quatuor. Plus encore que l’opus 76, généralement tenu pour le point culminant de la production du compositeur dans ce genre, l’opus 77 compte peut-être, à mon sens, les deux œuvres les plus souveraines, les plus contrastées, les plus prémonitoires du musicien : Beethoven, Schubert, Brahms et même Mahler se profilent à l’horizon, notamment dans le second, moins spectaculaire que le premier mais sans doute encore plus expressif et novateur. Le Quatuor Danois vint à Paris donner un magnifique concert dans un salon privé et nous pensions faire l’enregistrement. J’avais trouvé une salle qui semblait satisfaisante à première vue mais se révéla bien terne à l’essai. Nous cherchâmes un autre lieu et aboutîmes à Neuilly, au cinéma Le Chézy, qui sembla plus convenable mais néanmoins bien sec et manquant de poésie dans les timbres. Les membres du Quatuor se souvinrent alors qu’ils connaissaient à Copenhague et dans les environs un bon nombre de salles qu’ils appréciaient et une fois pour toutes, nous prîmes l’habitude d’enregistrer ces musiciens dans leur environnement naturel et avec la complicité du fidèle Willemoës. À cette époque, le distributeur de Valois était le bureau parisien de l’éditeur italien Ricordi. Son directeur musical, transfuge de Pathé Marconi où il avait longtemps été le responsable des productions, se gaussa de moi lorsque je lui annonçai des Quatuors de Haydn par un ensemble inconnu et de surcroît étranger. Aussi ne comprit-il pas que nous puissions vendre plus de trois mille exemplaires dans les quinze jours suivant la parution : heureux temps où l’enthousiasme des disquaires était communicatif et passionné. Quelques concerts dans la province française : le Quatuor Danois s’était fait un nom. Nous avons collaboré une bonne dizaine d’années, parfois avec le concours d’autres instrumentistes tels les pianistes Noël Lee ou Robert Riefling, le clarinettiste Guy Deplus et surtout l’altiste Serge Collot qui réalisa avec mes Danois les Quintettes de Brahms d’abord, ceux de Mozart l’année suivante, et refusa obstinément d’être payé tant il était content de cette collaboration. Avec le Quatuor Danois, nous avons enregistré l’Opus 76 de Haydn et Les Sept dernières Paroles (autre best-seller), les Six Quatuors dédiés à Haydn de Mozart, La Jeune Fille et la Mort de Schubert et les Quatuors de Debussy et Ravel. En tant que musiciens d’orchestre devant demander congé pour effectuer des tournées de quatuor, nos quatre héros se trouvèrent confrontés à un grand nombre d’impossibilités de disponibilités communes : il y en avait toujours un qui n’était pas libre. Aussi les services culturels du gouvernement danois inaugurèrent une formule inédite à l’époque – nous sommes au milieu des années soixante – consistant à faire du quatuor un ensemble d’état conventionné en échange d’un certain nombre de prestations, notamment l’obligation de jouer dans les écoles et d’interpréter la musique danoise contemporaine. Un contrat de cinq ans fut conclu, au terme duquel le bénéfice de ce statut devait échoir à un autre quatuor du pays, la place des musiciens étant réservée dans leurs orchestres respectifs en vue de leur réintégration à l’issue de l’expérience. Si celle-ci apporta aux musiciens d’incontestables facilités et permit d’énormes progrès résultant de la quotidienneté du travail en commun, elle fut néanmoins décevante par certains côtés. D’abord le Quatuor Danois, étant énormément sollicité dans son pays, ne bénéficia pas de beaucoup de temps pour les tournées à l’étranger. L’objectif du gouvernement n’était pas l’exportation mais le travail éducatif à l’intérieur. Corrélativement le répertoire s’augmenta moins que prévu des chefs-d’œuvre du genre, mais bien davantage d’œuvres circonstancielles qui demandaient beaucoup de travail pour en rester parfois à la seule première audition. À partir de la troisième année, l’approche de la date où passer le flambeau à un autre quatuor, nécessairement concurrent, amoindrit la motivation des musiciens. Leur réintégration au sein des orchestres d’origine en fin de parcours fut extrêmement mal vécue car elle semblait un retour en arrière et leurs collègues ne manquèrent pas de brocarder ceux qu’ils tenaient pour les privilégiés des cinq dernières années. Enfin comment revenir à la situation antérieure, avec ses servitudes, ses difficultés et son désintéressement quand on a assuré pendant cinq ans un service spécifique socialement, éducativement et financièrement destiné à permettre une pratique plus appropriée du jeu de quatuor ? Aussi le Quatuor Danois s’estompa graduellement de la scène musicale. Je devais involontairement contribuer à cette retraite car c’est précisément au début des années soixante-dix que je rencontrai Sandor Végh et qu’il me fut donné de réaliser avec les Végh l’enregistrement des Quatuors de Bartók d’abord, puis dans la foulée celui des Quatuors de Beethoven, œuvres qui d’ailleurs n’avaient jamais été envisagées avec les Danois qui n’en possédaient qu’un petit nombre à leur répertoire. Je garde aujourd’hui un excellent souvenir de ces très bons musiciens : de leur enthousiasme, de leur chaleur de communication. En d’autres temps, et peut-être d’autres lieux, ils auraient sans doute pu construire une véritable carrière internationale. Mais la concurrence est devenue très forte et la médiatisation fut le fait des compagnies d’édition multinationales. À la fin des années 1990, longtemps après la dissolution de son Quatuor, désormais animé par son fils, lui-même brillant violoniste, Knud Frederiksen me demanda pourquoi j’avais choisi de publier Haydn sur instruments d’époque, une option qu’il respectait mais à laquelle il n’adhérait pas pleinement. Je lui expliquai précisément que cette concurrence pouvait permettre à un petit éditeur de tenter une expérience originale qui soit un apport à nos connaissances avec un certain espoir de résultats commerciaux, tandis que lancer un quatuor de type traditionnel était désormais une entreprise suicidaire en l’état du marché. J’ajoute que le travail avec le Quatuor Festetics est aussi pour moi une conviction et une joie.»

Michel Bernstein

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