Seid umschlungen, Millionen! Diesen Kuß der ganzen Welt! (Soyez enlacés, millions. Ce baiser de toute la terre !) Schiller Ode à la Joie

Evidemment, 50 millions de téléspectateurs qui regardent un concert en direct dans 72 pays, cela fait peu de poids face aux 700 millions qui suivent la finale de la coupe du monde de football. Mais si le combat entre le ballon rond et les valses de Strauss (photo ci-dessus : Monument de Johann Strauss à Vienne) est inégal, cela fait tout de même beaucoup de monde pour suivre, en direct, le fameux concert transmis en direct de la mythique Salle dorée du Musikverein de Vienne.

Tout a commencé sous le nazisme (il fallait bien égayer la population autrichienne annexée depuis peu par Hitler), par un premier concert donné, le 31 décembre 1939, sous la direction de Clemens Krauss, un grand chef-d'orchestre de l'époque, ami intime et propagateur des oeuvres de Richard Strauss. Le concert aura lieu ensuite le 1er janvier 1941 en devenant le véritable premier Concert du nouvel an de Vienne. Krauss le dirigera encore en 1944, puis de 1947 à 1954. Après ces débuts, le concert devient une véritable institution et sert de vitrine à un certain esprit viennois fait d'amabilité et de conservatisme, illustré par la figure sereine et souriante de Willi Boskovsky (photo ci-dessous), le premier violon de l'Orchestre Philharmonique de Vienne qui sort chaque année du rang pour cette occasion festive. Les aînés se souviennent de l'avoir vu diriger, de son violon, comme le faisait Johann Strauss fils aux temps heureux de l'Autriche-Hongrie, avant deux guerres mondiales fratricides. Boskovsky montera sur le podium du Musikverein de 1955 à 1979. Il mourra en Suisse en 1991, âgé de presque 82 ans. Après son retrait, c'est Lorin Maazel qui a repris le flambeau, ou plutôt l'archet, car il est également violoniste, de 1980 à 1986, puis, épisodiquement jusqu'à 2005. Entre-temps, le concert a pris un nouveau tournant ; les "philharmoniker", suivant en cela la starification de la musique, ont décidé d'inviter un chef différent chaque année, ouvrant ainsi cette manifestation à un non viennois et assurant du même coup un regain de popularité à une manifestation qui commençait à s'essouffler. En s'associant chaque année avec une major qui va éditer et distribuer le disque en un temps record, les musiciens de l'Orchestre Philharmonique de Vienne sont entrés de plain pied dans le monde d'un commerce très rémunérateur pour le plus grand plaisir des mélomanes du monde entier qui peuvent ainsi revivre l’événement en audio ou en vidéo.

Quant à la réussite musicale, elle est chaque année au rendez-vous grâce aux exceptionnels musiciens viennois qui connaissent leur Strauss sur le bout des doigts, avec ce je ne sais quoi de rubato qui fait chavirer les cœurs. Mais il y eu aussi des grands moments d'émotion. L'édition 1987 était particulièrement pathétique, avec un Herbert von Karajan au pupitre, affaibli, luttant visiblement contre la douleur et se cramponnant à la barre d'appui placée derrière lui, il avait offert un concert d'une classe folle et déclenché l'émotion, et la compassion, de millions d'auditeurs.

Claudio Abbado lui avait succédé, à deux reprises (1988 et 1991), déployant une élégance et une finesse instrumentale absolument uniques. La présence irradiante de Carlos Kleiber (photo ci-dessous) en 1989, puis en 1992, ont sidéré le monde musical. Ce diable de musicien, ce véritable génie de l'interprétation avait réussi à insuffler à cette musique archi-connue, et si souvent rabâchée, une vie et une intensité jamais atteintes. A lui seul, ce concert de 1989 mérite de figurer dans toutes les discothèques comme un moment de grâce vraiment rarissime. Il sera prochainement disponible sur votre QOBUZ.

En 2001 et en 2003 (disponible à partir du 3 mars 2014 seulement) c'est le retour d'un grand Viennois, Nikolaus Harnoncourt, qui reçoit ainsi une sorte de consécration dans la ville de ses études. Ce descendant direct de François Ier, le fondateur de la dynastie des Habsbourg-Lorraine, titillait depuis longtemps les Viennois par sa recherche philologique et le recours aux instruments d'époque qui en agaçaient plus d'un. En accédant au sacro-saint Concert du Nouvel-An, voilà qu'il endossait une sorte d'orthodoxie que l'on croyait perdue. Mais c'était sans compter avec le tempérament de ce grand artiste qui a su imposer ses conceptions aux musiciens viennois. Introduisant des oeuvres de Lanner, il a également dirigé une mémorable version d'une valse peu connue de Johann Strauss II, ce Seid umschlungen, Millionen qui n'appartient pas qu'à l'Ode à la joie de Beethoven. Etonnante ville que cette merveilleuse Vienne, mélange de conservatisme et d'innovation. Creuset des rois de la valse, cette famille Strauss dont les trois temps ont fait danser des générations d'êtres humains. Valses revues par Schönberg, Berg et Webern et dirigées aujourd'hui par le "pape" des baroqueux.

D'autres vedettes internationales se sont ensuite succédées au pupitre le premier janvier avec des fortunes diverses. Vous pourrez naturellement écouter, ou télécharger, tous ces concerts sur votre QOBUZ. Vous y retrouverez Riccardo Muti, Zubin Mehta, Seiji Ozawa, Mariss Jansons, Georges Prêtre, Franz Welser-Möst et Daniel Barenboim qui dirigera le concert de 2014, le jour même de la publication de cet éditorial. Et si vous ne pouvez pas l'écouter en direct, rien de grave puisque la parution discographique (numérique et physique) est prévue pour... le 10 janvier 2014. On arrête pas le progrès ! En attendant Bonne et heureuse année à vous tous. Que 2014 vous gratifie de publications passionnantes pour vous alimenter le coeur et l'esprit en ces temps de disette économique où l'on craint toujours que la culture soit mise à mal.