Le dernier disque de Jonas Kaufmann remet glorieusement en honneur le répertoire des "chanteurs de charme" germaniques de l'entre-deux-guerres, aux temps glorieux de la radio naissante et des débuts du cinéma parlant. C'était l'époque de "l'usine à rêves" qu'était le cinéma allemand, un des premiers du monde. C'est aussi l'âge d'or de l'opérette et de la chanson populaire, partagé par deux cités rivales, Vienne et Berlin, qui sera balayé par la montée du nazisme qui chassa et voua à l'exil les auteurs, compositeurs et chanteurs qui avaient apporté la gloire à ce genre de musique. Quant au cinéma, il sera orienté à des fins de propagande.

En 1926, après avoir essuyé un bide total à Vienne, c'est l'opérette Paganini de Franz Lehár qui triomphe, avec Richard Tauber en vedette. Un mot faible pour évoquer la popularité de ce ténor lyrique autrichien aussi célèbre en son temps qu'une pop-star d'aujourd'hui. Il se fait d'abord connaître comme chanteur mozartien en interprétant Tamino (La Flûte enchantée) et Don Ottavio (Don Giovanni), qu'il chante pour ses débuts au Festival de Salzbourg en 1922. Mais c'est de sa rencontre avec le compositeur Franz Lehár que nait son incroyable carrière. Leur collaboration va voler de succès en succès et le compositeur réservera dans chacune de ses oeuvres un air qui mette en valeur son chanteur favori. Ces airs, écrits sur mesure seront bientôt appelés "Tauberlieder", une appellation qui contribue encore un peu plus à l'extraordinaire popularité de Tauber qui enregistrera plus de 400 disques et qui composera des opérettes et des musiques de films. Un de ses airs les plus connus reste ce "Du bist die Welt für mich" (Tu es le monde pour moi) qui sert de titre au magnifique album de Jonas Kaufmann. Traqué par le nouveau régime en raison de ses origines juives, Richard Tauber quitte l'Autriche lors de l'Anschluss pour se réfugier aux Etats-Unis. Il mourra à Londres, en 1948, des suites d'un cancer des poumons.

Si Richard Tauber (photo ci-dessus) est l'auteur du fameux "Du bist die Welt für mich" c'est une autre star qui va lui ravir la vedette lorsqu'il l'enregistre, mais en temps que chef-d'orchestre, cédant sa place de soliste à Joseph Schmidt, la nouvelle vedette qui parle au cœur de millions de femmes. Trop petit pour pouvoir faire de la scène, Joseph Schmidt (photo ci-dessous) se fait connaître grâce aux nouveaux médias que sont la radio et le cinéma parlant. Doté d'une voix suave et agile, grimpant facilement dans les aigus, qu'il avait entraînée dans sa jeunesse en chantant à la synagogue, Joseph Schmidt était un chanteur d'ascendance austro-hongroise et roumaine. Il parlait cinq langues et sa carrière a connu un rapide essor tant en enregistrant des airs d'opéras que d'opérettes. Il est en tournée en France lors de l'invasion allemande à laquelle il ne peut échapper. Après bien des péripéties, il est interné dans un camp de réfugiés en Suisse en 1942. C'est là qu'il meurt d'une crise de cardiaque, alors qu'il vient tout juste de recevoir un permis lui permettant de travailler et de se déplacer librement. Il avait 38 ans.

Simultanément à la carrière de Joseph Schmidt, un autre jeune ténor, polonais, fait ses débuts à Berlin, au cinéma, puis au disque, Jan Kiepura, dont la haute stature et le physique sont aux antipodes de Schmidt. Décrit comme un véritable "Eros chantant", il déclenche de fortes sensations lorsqu'il se produit en concert et à l'opéra, car Kiepura reste connu des amateurs comme une des grandes voix de son temps, chantant aux côtés des plus grands à Vienne, comme à Hambourg, Berlin, Paris, New York ou Buenos Aires. Son physique avantageux lui permet d'envisager une véritable carrière cinématographique dès 1931, ce qui lui vaut une immense popularité. Sa voix, particulièrement éclatante, avec des aigus qu'il accrochait avec une grande facilité, lui permettait de chanter un vaste répertoire, opéra, opérette, comédie musicale, avec le même succès. Après l'invasion de la Pologne, Jan Kiepura (photo ci-dessous) s'engage volontairement dans l'armée polonaise en France pour combattre l'Allemagne. Il mourra aux Etats Unis, son pays d'adoption, en 1966.

C'est cette époque et ce répertoire que Jonas Kaufmann tente, avec succès, de faire revivre sur son dernier album comme l'avait déjà fait Piotr Beczala dans son album consacré à Richard Tauber l'an dernier. Plus que de la nostalgie, c'est tout un pan d'un répertoire populaire qui sort de l'oubli, symbole d'un temps où l'on pouvait être insouciant et sans peur du lendemain. L'histoire a montré combien les illusions sont fragiles.