Que nos lecteurs se rassurent, la peine de mort est bel et bien abolie en France depuis 1981 et si la guillotine fonctionne cette année à plein régime, c'est sur la scène, dans Dialogues des Carmélites, le bouleversant opéra de Francis Poulenc, présenté dans plusieurs productions françaises cette année, en l'honneur des cinquante ans de la mort du compositeur.

Le chef-d'oeuvre de Poulenc pose des questions universelles sur le sens de la vie, de la grâce, de la peur, du martyre, de la religion, de la guerre, de l'intolérance à travers la nouvelle écrite en 1931 par Gertrud von Le Fort qui inspira à Georges Bernanos un scénario cinématographique pour un film dont le projet fut avorté par sa mort.

Basée sur l'histoire véridique des 16 s?urs carmélites assassinées par la Terreur, le 17 juillet 1794, quelques jours seulement avant la chute de Robespierre qui marqua le terme des exécutions, l'histoire racontée par Gertrud von Le Fort invente le personnage romanesque de Blanche de la Force (synonyme à peine voilé du nom de l'auteur). Elle a reçu le souffle de la vie de mon esprit intérieur - expliquait la femme de lettres allemande, et on ne peut la détacher de cette origine, qui est la sienne. Née dans l'horreur profonde d'une époque assombrie par les signes de la destinée, ce personnage m'est venu comme l'emblème d'une époque à l'agonie travaillant à sa propre ruine. Terrifiée par le monde, Blanche pense trouver refuge au Carmel, mais c'est là qu'elle trouvera sa force et qu'elle offrira sa vie en sacrifice pour le rachat d'une époque misérable.

Francis Poulenc connaissait parfaitement le texte de Bernanos dont la violence était assez proche de ses propres convictions. Musicalement, son opus magnum se situe dans la continuité de l'histoire de l'opéra avec des modèles clairement avoués qui sont d'ailleurs les dédicataires de son ?uvre : Debussy, Monteverdi, Verdi et Moussorgski. Les typologies vocales sont également choisies dans ses grands modèles : Amneris (Aïda), Desdemona (Otello), Kundry (Parsifal), Thaïs, Zerline (Don Giovanni). C'est aussi à Mozart (le Dieu de Poulenc) auquel il pense pour le rôle de ténor du frère de Blanche. Puis le propre génie de Poulenc fait le reste, avec sa qualité mélodique, son orchestration transparente et son sens inné de la prosodie. Le résultat est une ?uvre d'une parfaite cohérence dont l'histoire et la force de la musique nous bouleversent à chaque fois.

Malgré sa présence sur toutes les scènes du monde depuis sa création, Dialogues des Carmélites reste tout de même peu enregistré. Si l'on possède bien l'enregistrement de la création mondiale en italien (l'opéra est une commande de la Scala de Milan), il existe aussi un enregistrement en anglais dirigé par Paul Daniel, ainsi qu'une version en allemand, enregistré à l'Opéra de Vienne en 1961. A part ces curiosités, la discographie est toujours dominée par la célèbre gravure réalisée en 1957 par Pierre Dervaux, avec Denise Duval, Régine Crespin, Denise Sharley et Rita Gorr. Récemment, on a exhumé des riches archives de l'INA une version de concert absolument splendide avec Felicity Lott et Régine Crespin sous la baguette avisée de Jean-Pierre Marty. Parmi les versions plus récentes, il y a bien sûr celle de Kent Nagano, enregistrée dans la foulée des représentations lyonnaises en 1990. Il existe aussi une version enregistrée au Théâtre An der Wien (en français) sous la direction de Bertrand de Billy qui est en fait un condensé de deux enregistrements réalisés sur le vif à trois ans d'intervalle (2008 et 2011) dans une même production.

Côté scène, Dialogues des Carmélites ont fait l'objet cette année de plusieurs mises en scène dans notre pays. On citera la remarquable production lyonnaise (12 au 26 octobre 2013) dont la mise en scène a été confiée au cinéaste Christophe Honoré (photo ci-dessus). Pour sa première incursion à l'opéra, il a choisi d'évacuer le côté historique pour se concentrer sur l'humanité de ces femmes. Pour lui, l'?uvre de Poulenc n'est pas une messe, mais un écho du Vendredi-Saint évoqué dans le sacrifice collectif des Carmélites. Même si la foi et la vocation sont essentielles à ses yeux dans l'opéra de Poulenc, c'est la réalité de notre monde contemporain qui vient envahir le plateau avec une efficacité soulignée par une critique conquise. Une belle réalisation dominée par Hélène Guilmette (Blanche) et Sabine Devieilhe (Soeur Constance) et Sylvie Brunet (Madame de Croissy).

Reprise à Angers Nantes Opéra (15 octobre au 17 novembre 2013) de la belle co-production avec l'Opéra de Bordeaux (photo Jef Rabillon ci-dessous) dans la mise en scène de Mireille Delunsch. L'histoire est replacée dans son contexte historique, d'une manière très épurée avec de douces lumières de Dominique Borrini, avec une direction d'acteurs parfaitement maîtrisée, d'autant que Mireille Delunsch, cantatrice elle-même, sait parfaitement comment trouver la meilleure position pour la projection des voix. On y entend que du beau chant, en particulier celui de Anne-Catherine Gillet (Blanche), de Sophie Junker (Soeur Constance) et de Doris Lamprecht qui campe une Madame de Croissy particulièrement expressionniste. Excellente direction musicale du chef canadien Jacques Lacombe à la tête d'un Orchestre National des Pays de la Loire en très grande forme (15 novembre au Théâtre du Quai, d'Angers).

On attend maintenant avec impatience la production parisienne (10 au 21 décembre 2013) sous la direction de Jérémie Rhorer à la tête du Philharmonia Orchestra dans la mise en scène du sulfureux et passionnant Olivier Py, dont le mysticisme va certainement trouver ici un livret à sa mesure. On annonce une distribution superlative avec Sophie Koch (Mère Marie), Patricia Petibon (Blanche), Véronique Gens (Madame Lidoine), Sandrine Piau (Soeur Constance) et Rosaline Plowright (Madame de Croissy).

Quoi de plus réjouissant pour un compositeur français du XXème siècle que cette commémoration avec faste, tant sur le plan des concerts, de l'opéra, des livres et des disques. En cinquante ans, l'enfant terrible du Groupe des Six est devenu un compositeur révéré par une nouvelle génération séduite par la puissance expressive d'un catalogue riche et diversifié. A l'image de la vie, Poulenc sait nous faire rire et pleurer avec un langage classique dont l'harmonie singulière lui appartient pourtant en propre et c'est peut-être là les secrets de sa popularité.

Classique : François Hudry 20/11/2013 par qobuz.com