Une place au panthéon du rock assurée dès ses débuts avec sa performance ensorcelante à Woodstock, une dizaine de Grammy Awards sous le bras et des millions de disques écoulés grâce à sa renaissance en star de la latin pop, des featurings plus prestigieux les uns que les autres… Santana fait partie de ces artistes qui ont tout raflé : la reconnaissance du public, de la critique et de ses pairs. Portrait d’un artiste comblé qui enchaîne les mues comme un lézard.

C’est en août 1969, sur la scène bordélique de Woodstock, armé de sa Gibson et encerclé par des instruments en pagaille et des roadies en stand-by, que la légende de Carlos Santana a démarré. Avec son veston noir sur son torse nu et sec, sa chevelure frisée, son petit bouc et ses mimiques quand il part en solo, le guitariste d’origine mexicaine (naturalisé américain en 1965), qui avait avalé de la mescaline avant le concert, envoûtait les dizaines de milliers de hippies venus pour tripper dans la campagne de l’Etat de New York. Avec ses gammes de blues posées sur les rythmes chaloupés de ses collègues (et notamment du percussionniste nicaraguayen José “Chepito” Areas), Santana convertit au passage toute une génération à la fusion entre rock et musiques latinos. Son groupe, avec lequel il tourne depuis quelques années dans les clubs de San Francisco, n’a pourtant pas encore sorti d’album. Ils sont entrés quelques mois plus tôt en studio, et trois reprises figurent dans la setlist de ce concert mythique, deux titres du roi du jazz latino Willie Bobo, Evil Ways et Fried Neck Bone and Some Home Fries, ainsi que Jin-go-lo-ba, du percussionniste nigérian Babatunde Olatunji. Mais le grand moment de ce show reste le crossover salsa/rock Soul Sacrifice, marqué par le mythique solo de batterie de Michael Shrieve, qui leur assure une place de choix dans le film Woodstock (1970) de Michael Wadleigh, et donc à la postérité.

A 22 ans, les rêves de gosse de Carlos Santana, dont le père menait un groupe de mariachis, sont en train de se réaliser. “Dans le premier souvenir que j’ai de mon père, il est en train de jouer de la musique, et je me rappelle avoir été marqué par l’impact qu’il avait sur les gens. Il était adoré dans notre ville. Et tout ce que je voulais dans la vie, c’était avoir son charisme.” Dans les années 50, la famille Santana vit à Tijuana, dans le quartier de Colonia Libertad, situé au nord de la ville et bordé par un mur qui le sépare de la ville américaine de San Diego. A 5 ans, Carlos sait déjà jouer du violon. A 8 ans, il maîtrise la guitare, tout en vendant du chewing-gum avec son petit frère Jorge au coin de la rue pour aider ses parents à payer le loyer. Ado, il traîne dans les clubs de l’avenue de la Révolution, où il donne ses premiers concerts à la basse ou à la guitare. Fasciné par Ritchie Valens, auteur d’un des premiers méga-hits latinos aux USA, La Bamba (et qui mourra dans le même avion que Buddy Holly et Big Bopper, le 3 février 1959), Santana finira par franchir la frontière quelques années plus tard, pour se poser à San Francisco et monter son groupe, simplement nommé Santana.

Le producteur de concerts Bill Graham, qui fait tourner le Grateful Dead, Janis Joplin et Jefferson Airplane, repère rapidement cette bande de post-ados ultra-talentueuse. C’est lui qui tire les ficelles pour que le groupe soit booké à Woodstock. Et quinze jours après le festival, le label Columbia sort le premier album du combo, intitulé Santana. C’est aussi Graham qui a poussé pour que Evil Ways, la reprise de Willie Bobo, devienne le single. “Ce titre va cartonner à la radio”, promet-il. Bingo : le disque, qui sonne comme la bande-son du voyage de Sal Paradise et Dean Moriarty à Mexico, monte à la 4e place du top albums américain.

Un an plus tard, en septembre 1970, le groupe enchaîne avec Abraxas, toujours blindé de percussions et de rythmes afro-cubains, et encore de reprises transformées en tubes : Black Magic Woman, écrit deux ans plus tôt par Peter Green de Fleetwood Mac, et qui avait connu un succès limité ; et Oye Como Va du Portoricain Tito Puente, qui date de 1962. Comme souvent, plus arrangeur que compositeur, le génie de Santana consiste à assimiler les morceaux originaux et à leur adjoindre une dimension sauvage et extatique, avec comme objectif affiché de tripper et faire tripper sur scène avec de longues plages instrumentales. De blues lo-fi, Black Magic Woman se transforme ainsi en hymne chamanique à sauter au-dessus du feu.

Largement influencé par Bitches Brew de Miles Davis (les deux disques ont été illustrés par Mati Klarwein), Abraxas passera six semaines en tête des charts, et restera dans le top durant 88 semaines (il sera certifié quadruple platine). “Dès que j’allumais la radio, j’entendais Abraxas”, se rappelle Carlos Santana. “Chaque fois, ça me déprimait un peu plus et je me mettais à pleurer. Le groupe était en train de se détériorer, les amis avec qui j’avais grandi me semblaient désormais étrangers. On commençait à faire de la musique de merde, et il est arrivé ce qui arrive à la plupart des groupes. C’était trop et c’est venu trop tôt, menant aux excès et à des ego démesurés, moi inclus.”

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