Avec son éclatant second album « Chroma », la saxophoniste basée à Londres poursuit sa singulière ascension.

Avec une fougue parfois un peu brouillonne, mais animée d’une verve juvénile parfaitement salvatrice en ces temps de formatage morose, la bouillonnante et éclectique scène jazz britannique n’en finit pas de se réinventer. Tout devant, la musique de la jeune prodige Emma Rawicz s’abreuve à des sources rares et aborde des problématiques à part.

A peine âgée de 20 ans, elle a surgi de nulle part au printemps 2022 avec un premier disque autoproduit, Incantations, qui lui valut immédiatement les éloges unanimes de la critique anglaise (Jamie Cullum sur les ondes de BBC2 parla même d’un « étonnant nouveau talent »), Emma Rawicz n’aura pas perdu de temps pour confirmer l’étendue de ses possibilités. Née dans un milieu rural dans le nord du Devon, loin de l’atmosphère électrique et métissée des quartiers branchés de Londres ou de Birmingham, ce n’est qu’à l’âge de 15 ans et un peu par hasard qu’elle découvre le jazz et le saxophone.

Nourrie au folk et à la musique classique qu’elle étudie depuis ses 7 ans, elle révèle très vite des capacités exceptionnelles pour l’instrument, qu’elle parfait d’abord à la Junior Guildhall (où elle rafle le Premier Prix de saxophone), puis à la Chetham’s School of Music de Manchester et enfin dans la prestigieuse section jazz de la Royal Academy. Bénéficiant du programme Jazz Exchange du National Youth Jazz Orchestra, elle enchaîne parallèlement ses premiers concerts au célèbre club de jazz Ronnie Scott’s de Londres et monte ses premiers orchestres. Plébiscitée depuis le succès d’estime remporté par son premier album, Emma Rawicz se retrouve invitée en tant que soliste par le BBC Concert Orchestra, ainsi que par le très prisé trio du pianiste polonais Marcin Wasilewski.

Emma Rawicz at Manchester Jazz Festival

Emma Rawicz

En publiant aujourd’hui Chroma (« couleur » en grec ancien) sur le prestigieux label allemand ACT, la jeune saxophoniste devrait voir sa notoriété dépasser les frontières. A la tête d’un nouvel orchestre composé du guitariste Ant Law (déjà présent dans Incantations), de la jeune chanteuse aux fines couleurs vocales Immy Churchill, et d’une section rythmique puissamment organique réunissant Ivo Neame (piano), Conor Chaplin (basse, contrebasse) et Asaf Sirkis (batterie), Emma Rawicz pose avec beaucoup d’autorité les bases d’un univers esthétique d’une grande richesse faisant le lien entre une fusion post-coltranienne héritée de Michael Brecker, le sens de la composition d’un Wayne Shorter et une certaine tradition Blue Note du saxophone ténor remontant à Dexter Gordon et Joe Henderson.

Passant avec un grand sens des timbres et des nuances du saxophone ténor à la clarinette basse et à la flûte, Emma Rawicz développe dans ce disque-manifeste un art de la composition fondée sur sa propre chromesthésie. Rappelons que ce phénomène neurologique, une des nombreuses formes de la synesthésie – terme bien plus connu – fait apparaître, sans effort ou sans contrôle, des sensations colorées à l’écoute des sons et inversement. De nombreux artistes, de Duke Ellington à Messiaen en passant par Scriabine, ont exprimé leur chromesthésie dans leurs créations. Dans Chroma, Rawicz en fait le sujet central. Chaque morceau porte le nom d’une couleur rare qu’elle avoue n’avoir jamais entendue avant, comme Falu, qui est le rouge utilisé pour peindre les cabanes de pêcheurs en Suède. A la fois extraordinairement varié dans ses humeurs et d’une remarquable cohérence formelle, ce second album marque l’acte de naissance d’une nouvelle étoile dans la galaxie jazz.