Peu nombreux sont les artistes qui, comme Moby, sont passés du punk à la techno/house puis à la pop, tout en continuant de composer de l’ambient. A l’occasion de la sortie de « Resound NYC », Qobuz revient sur la trajectoire d’un artiste qui a multiplié les contre-pieds, au point de parfois se feinter lui-même, avant d’enfin trouver une voie artistique apaisée.

En 1997, deux ans avant la sortie de son best-seller Play, Moby était persuadé qu’il ne composerait jamais de grand tube de pop. La faute à ses études de philosophie, selon lui. “Je pense que ça a compromis ma capacité à avoir vraiment du succès, expliquait-il. Je pense que beaucoup des grandes chansons pop ont été créées par des gens dont l’approche du monde était unidimensionnelle, très monolithique. Malheureusement, j’ai tendance à voir les contextes culturels de manière plus large et je crois que ça limite ma capacité à écrire une vraie grande chanson pop.”

Moby estimait donc sa pensée un peu trop complexe pour séduire le grand public. Et c’est vrai qu’à cette époque, il s’apprêtait, pour Play, à sampler le travail de l’ethnomusicologue Alan Lomax, qui, dans les années 1940, était parti sur les routes avec son studio portable enregistrer la musique de l’Amérique profonde, révélant au passage Muddy Waters. En termes de contexte culturel, on était plutôt large. Et pourtant, Moby a fait mouche avec ce mélange de production electronica et de samples de country-blues, dont l’archétype est le hit Natural Blues, basé sur le titre Trouble So Hard, sorti en 1937 par la chanteuse de l’Alabama Vera Hall, créditée à la composition, comme Lomax. Pourtant, ce n’est pas le “contexte culturel” qui l’a attiré vers ces enregistrements, mais “les performances” : des a capella qui ont tout de suite attiré son oreille de sampleur. Le succès inattendu du disque lui a en parallèle permis de mettre en valeur ses idées, avec ces notes de pochette en forme de mini-essais sur le fondamentalisme, l’holocauste et, déjà, le véganisme.

Le militantisme de Moby prend sa source dans son enfance, passée d’abord en Californie, élevé seul par sa mère dans une communauté hippie. “J’ai été éduqué avec l'idée que si tu dois parler, dis des choses qui ont de l'importance, et que si tu as une voix qui porte, essaye d'améliorer les choses. J’ai grandi avec des gens qui aimaient le punk rock, fascinés par le situationnisme et persuadés que les pouvoirs en place sont presque toujours corrompus. Ce sont des idées dans lesquelles j'ai baigné depuis mon très jeune âge, et je n'ai pas encore expérimenté quelque chose qui remettrait en cause ce postulat.”

Sa mère, veuve, n’a pas toujours les moyens de le nourrir. Le jeune Richard Melville Hall grandit dans l’extrême pauvreté, comme il le raconte dans ses mémoires, coupant le lait à l’eau et s’habillant à la charité. Son seul luxe : des cours de piano et de guitare, qui le mèneront, de squat en squat, à New York au début des années 80, où, en parallèle de ses études, il intègre plusieurs groupes de punk éphémères, dont The Vatican Commandos, qui n’auront joué que trois ans. La précarité de ces expériences collectives le pousse à s’intéresser à la musique électronique. Il commence par passer des disques pour la radio du campus, puis trouve quelques dates de DJ dans des bars de la ville, avant de se mettre à composer des titres pour cette scène techno/house (la différence n’est pas encore flagrante à l’époque) qui prend de plus en plus d’ampleur entre Detroit, Chicago et New York. Il signe en 1989 son premier contrat avec le label Instinct Records et sort trois disques en 1990… sous trois alias différents ! De l’acid jazz en tant que The Brotherhood, un EP sous le pseudo Voodoo Child, contenant le titre Voodoo Child (Contracted), lequel deviendra un tube dans le temple belge de la house et du new beat, le Boccaccio Life International. Et puis son premier single en tant que Moby, Mobility, un titre house atmosphérique plein de percussions. En face B se cache le morceau qui va le placer sur la carte de la pop : Go, qui ressortira en 1991 et fera un carton avec son côté mental, sa touche aérienne et ce sample de Twin Peaks.

Le revers de la gloire

La carrière de Moby est sur les rails. En 1993, il part en tournée à travers les Etats-Unis en compagnie des autres étoiles montantes de la musique électronique de l’époque, le combo britannique The Prodigy et le DJ canadien Richie Hawtin. Et tandis qu’il balance des titres de rave sur scène, en studio, il préfère la jouer downtempo avec son premier album d’ambient (Ambient), qui sortira l’été de la même année. Une schizophrénie qui ne rebute pas, de prime abord, la major Elektra (The Cure, les Breeders…), venue le débaucher. Il sort d’abord Everything Is Wrong en 1995, porté par deux singles typiques de la musique électronique des 90’s, Feeling So Real et Hymn, entre synthés trance et vocals féminins lancinants. L’album est bien accueilli par la critique, mais, avec 180 000 copies, il n’excite pas grand monde au département marketing. Lequel va être totalement pris au dépourvu deux ans plus tard, quand Moby, lassé du peu d’écho de sa musique électronique dans les médias et peut-être conscient d’être en train de devenir un produit, présente Animal Rights, un disque tout en guitares punk. Si l’album en soi n’est pas une catastrophe, le timing pouvait difficilement être plus mal choisi. Alors que les Prodigy et les Chemical Brothers sont en train d’envahir l’Amérique en mélangeant rock, hip-hop et techno, ce disque de punk new-yorkais a une décennie de retard et ne trouve que 100 000 amateurs, brouillant un peu plus l’image de l'artiste aux yeux du public. Le divorce est consommé avec Elektra, et l’Américain va trouver refuge en Angleterre, chez Mute Records, le label de Depeche Mode.

Il sort donc en juin 1999 Play, un disque plutôt lo-fi, composé à la maison en samplant la collection d’Alan Lomax. Le disque n’intéresse d’abord ni les journalistes, ni les programmateurs de radio, ni le public, avec une première semaine à 6 000 exemplaires. C’est La Plage, le film de Danny Boyle avec Leonardo DiCaprio (pour son premier rôle après Titanic), qui va lui donner l’élan nécessaire en intégrant Porcelain dans sa BO curatée par le DJ Pete Tong. Le film sort en février 2000, et en avril, Play tourne à 150 000 ventes par semaine ; il restera deux ans dans les charts. Au bout du compte, l’album écoule 12 millions d’exemplaires, et vient trôner aux côtés d’Oxygène parmi les disques de musique électronique les plus vendus de l’histoire. Autre particularité : chacun des 18 titres de l’album sera utilisé de manière commerciale, dans des pubs ou ailleurs.

Moby, dont les nuits sont devenues beaucoup plus longues que les jours après le décès de sa mère en 1998, entre dans une nouvelle phase de sa vie : l’hypercélébrité. Une situation qui accentue encore sa dépendance, à la drogue, à l’alcool, à son statut, à l’approbation des autres, qu’il raconte dans le second volume de son autobiographie Then It Fell Apart, ponctuée de rencontres avec Trump, Poutine, Bowie et de cette phrase symptomatique : “Vous savez qui je suis ?” Suffisamment bankable pour se permettre de nouveaux contre-pieds, Moby enchaîne avec 18 en 2002, un disque qui revient vers le rock, mais de manière moins radicale qu'Animal Rights. Ça marche plutôt bien, avec notamment Extreme Ways qui rythmera une partie de la saga cinématographique à succès Jason Bourne. Preuve de sa nouvelle popularité, à l’été, il organise son propre festival, Area2, auquel il convie des artistes aussi divers que David Bowie, Busta Rhymes ou Carl Cox. Durant le reste de la décennie 2000, il continue de virevolter entre rock alternatif (Hotel en 2005) et dance music (Last Night en 2008), des albums bricolés dans son appartement new-yorkais, entre deux DJ sets et deux ecstasys, qu’il prenait tous les jours au petit-déjeuner. A ce rythme, les ventes commencent à plafonner, tandis que sa quête de sens et sa fibre militante sont redescendues de la vitrine à la cave. “C'est une chose à laquelle j'ai toujours cru, mais il y a un moment où je l'ai oubliée. C’est un classique : tu es venu à la musique parce qu'en grandissant, tu écoutais David Bowie ou un artiste qui t’en a donné envie, tu te lances, tu as du succès, puis, d'un coup, tu cesses de vendre des disques, on commence à te payer pour faire le DJ, et arrive un moment où tu commences à trop penser à ta carrière, et plus du tout au pouvoir et à la beauté de la musique. Il ne reste plus qu’à espérer que tu te réveilles, et que tu te concentres à nouveau sur la musique et pas sur ta carrière… Ça arrive à beaucoup d’entre nous.”