Il fut l’un des pères de la musique électroacoustique. Et même de la techno pour certains ! Pierre Henry qui s’est éteint à l’âge de 89 ans était avant tout un compositeur on ne peut plus atypique. Vénéré ou détesté. Surtout, un créateur singulier tentant sans cesse de lier l’homme et la nature.

Dans Journal de mes sons publié en 2004 par les éditions Actes Sud, Pierre Henry écrivait : « Les compositeurs travaillent avec des sons à tout faire, l’équivalent des notes de musique. Moi, je n’ai pas de notes. Je n’ai jamais aimé les notes. Il me faut des qualités, des rapports, des formes, des actions, des personnages, des matières, des unités, des mouvements… C’est insuffisant, les notes. Ça n’est rien. Ça se perd. C’est bête. On ne peut pas travailler avec les notes. Les notes, c’est bon pour les compositeurs. » Il était un voyage. Avec ses escales inattendues, ses points de vue impressionnants, ses bifurcations déroutantes. Pierre Henry n’était évidemment pas un compositeur comme les autres. L’ampleur et l’éclectisme de l’œuvre de celui qui s’éteint le 6 juillet 2017 à 89 ans, dérouta plus d’un cartographe et d’un musicologue. De la Symphonie pour un homme seul (qu’il composa avec Pierre Schaeffer en 1950) à Multiplicité (commande de la Philharmonie de Paris qui devait être créée en octobre 2017), en passant évidemment par le tubesque Psyché Rock créé en 1967 avec Michel Colombier pour la Messe pour le temps présent de Maurice Béjart, le père de la musique électroacoustique restera comme un créateur n’ayant cessé de se remettre en question. Un collecteur et sculpteur de sons hors-norme.

En 1968, Pierre Schaeffer justement, cet autre grand gourou de la musique concrète et de la musique électroacoustique, avait déjà sa petite idée des choses. « Je pense que Pierre Henry apparaîtra bientôt comme le musicien le plus important, parce que justement la musique qu’il fait est marginale, et qu’elle apparaîtra probablement comme la «ressource» – ce mot, je le mets entre guillemets, vous savez son importance pour moi, de la musique. Je crois en effet que si grands que soient le talent et l’extrême virtuosité de nos contemporains, les musiques de notre temps sont des musiques byzantines qui ne cessent de perfectionner l’instrument, l’orchestre au prix d’une virtuosité effarante et qui s’accrochent avant la chute aux prises ultimes de leur destin. Ce sont des musiques qui dérapent sur une paroi gelée : une paroi morte et, bien entendu, on accumule les virtuosités. La musique de Pierre Henry est issue de la découverte, des retrouvailles de la nature dans le concret. Cette musique m’a effrayé moi-même et j’en ai beaucoup douté, en raison sans doute de son caractère abrupt et aussi parce qu’elle n’était pas un langage, qu’elle était une série d’effroyables cris que lançait la nature, par l’intermédiaire de nos magnétophones et de nos microphones. J’ai longtemps douté de ce que faisait Pierre Henry, je le trouvais enfoncé là-dedans avec une telle passion, avec une telle violence, que j’avais peur qu’il ne se fourvoie définitivement. Or, on peut voir qu’il est resté fidèle à cette inspiration sauvage, il ne s’est jamais démenti mais comme Orphée, il est quand même arrivé à charmer ses monstres, il n’est pas parvenu à les charmer énormément, parce que ces monstres restent des monstres, mais je pense que les monstres que fait «miauler» Pierre Henry et de temps en temps qu’il attèle au char de la méditation, au char de la contemplation, ce sont des monstres autrement vrais, autrement réels et autrement vivants que les petits monstres issus du dodécaphonisme. Il faudrait alors comparer Pierre Henry à un enfant parmi les docteurs de l’époque. Pierre Henry est resté l’enfant des violences, des cruautés, des instincts de l’enfance. Il a toujours fait de la musique comme un bébé commence à parler. Mais quand un bébé commence à parler, il a la vie devant lui et quand un vieillard radote c’est la mort qui l’attend, le guette. »

Pierre Henry : interview vidéo Qobuz

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Les deux hommes se sont croisés pour la première fois une vingtaine d’années avant ces propos, vers 1946, dans les studios de la RTF, la Radio et Télévision Française. Pour sa Symphonie pour un homme seul, Schaeffer cherche un percussionniste. Pierre Henry sera l’homme de la situation pour exécuter cette œuvre fondatrice de la musique concrète. Il intégrera même les studios de la RTF comme chef des travaux du Groupe de Recherche sur les Musiques Concrètes (GRMC) fondé en 1951. La même année les deux amis co-signent le premier opéra concret : Orphée. La belle entente prend fin en 1958 et Pierre Henry claque la porte des studios de la RTF pour créer le premier home studio indépendant en France, APSOME (Applications de Procédés Sonores en Musique Électroacoustique). Il ouvrira par la suite un second studio de recherche musicale, Son/Ré.

Le chemin alors parcouru par Pierre Henry est déjà bien long. Lui qui entra à seulement 10 ans au Conservatoire de Paris où ses maîtres avaient pour noms Nadia Boulanger, Félix Passeronne et Olivier Messiaen ne cessera d’influencer des musiciens de générations et d’horizons divers. En 1997 par exemple, pour ses 70 ans, Fatboy Slim, William Orbit, Funki Porcini, Coldcut, Saint Germain ou encore Dimitri From Paris remixeront sa Messe pour un temps présent, énième preuve de son aura auprès des bidouilleurs électro en tous genres. Quant à savoir qu’elles furent ses principales sources d'inspiration, Pierre Henry aimait à citer des sons élémentaires comme l’orage, le vent, le train, les animaux… En 1950, son manifeste intitulé Pour penser à une nouvelle musique en disait long : « Il faut prendre immédiatement une direction qui mène à l'organique pur. À ce point de vue, la musique a été beaucoup moins loin que la poésie ou la peinture. Elle n'a pas encore osé se détruire elle-même pour vivre. Pour vivre plus fort comme le fait tout phénomène vraiment vivant. »

A l'heure du bilan et en regardant l'ampleur de l'oeuvre de l’auteur de Voyage (d'après le Livre des morts tibétain), de la Messe de Liverpool, l'Apocalypse de Jean, les Fragments pour Artaud, Une Tour de Babel, Voyage initiatique ou bien encore Dracula, il apparaît comme le compositeur d'une B.O. en phase avec les tumultes et les interrogations de son temps. Pierre Henry restera finalement comme le grand inventeur de procédés techniques de composition aujourd’hui standardisés. Un précurseur.

Photo : © Jean-Baptiste Millot pour Qobuz.com