Encore deux semaines sans direct de Berlin, pour cause de tournée new-yorkaise ; les archives karajanesques de la Salle de concerts numérique nous offrent une singulière mise en scène cinématographique du [Premier concerto de Tchaikovsky->http://www.digitalconcerthall.com/en/concerts/conductor_herbert%20von%20karajan] avec Weissenberg, évidemment Karajan, et de très déconcertantes images concertantes...

On pourrait se dire que le Premier concerto de Tchaikovsky dirigé par Karajan devant ses Berlinois, avec Alexis Weissenberg au piano, serait une expérience concertante de haut vol. Sans doute le fut-ce pour quiconque assista au retour de Weissenberg sur la grande scène internationale, en 1966 précisément avec les Berlinois. On pourrait se dire que la captation cinématographique en 1967 de ce même Concerto, avec les mêmes artistes, par le fameux réalisateur suédois Åke Falck (1925 - 1974), serait un grand moment de captation d'un concert. On pourrait ceci, on pourrait cela ; mais les puristes risquent d'en être pour leurs frais, car ce Premier de Tchaikovsky, certes d'une grande originalité cinématographique, est en réalité réalisé... en playback, de la première à la dernière note.

Non, non, le playback n'est pas trahi par un éventuel (et d'ailleurs négligeable) décalage entre l'image et le son, d'autant que l'on pourrait à la rigueur incriminer la diffusion par Internet, le montage, voire l'encodage du film original en vidéo numérique. Mais c'est tout simplement que la grande majorité des images montrent des situations orchestrales impossibles ! Le cor faisant face au trombone, tous deux de côté par rapport au chef... le cor solo jouant du fin fond de la salle avec l'orchestre en contrebas... les doigts du pianiste filmés comme si la caméra était plantée à l'emplacement du mécanisme... le mécanisme à nu montrant le mouvement de attrape-marteau sans le moindre marteau (et c'est bien connu, pas de marteau sans maître)... Weissenberg avec un arrière-fond violet de studio alternant avec un blanc cassé de studio... le même Weissenberg jouant au dernier balcon avec l'orchestre sur scène... Par ailleurs, on ne voit l'orchestre ET le pianiste ensemble que quelques secondes, de très loin, et jamais Karajan et Weissenberg ensemble hormis sur ces plans larges. Alors pourquoi ce faux-semblant ?

Le cor au balcon ???

Simple : il ne s'agit pas d'une captation de concert - dont on est d'ailleurs en droit de penser qu'elle n'a guère d'intérêt si ce n'est au titre de témoignage ; c'est ce que soutient Weissenberg - mais bel et bien d'un film autour du Premier de Tchaikovsky tel que vu de l'intérieur de l'orchestre, de l'intérieur du piano, de l'intérieur du regard des musiciens et du soliste - pas celui de Karajan puisqu'il garde obstinément les yeux fermés, ainsi que tout le monde le sait. Il faut se souvenir que Åke Falck a également signé un superbe film mettant en scène Weissenberg dans Pétrouchka de Stravinsky, avec son lot de plans et de placements de caméras résolument impossibles "en vrai". Là aussi, il s'agissait d'un travail en playback.

Tchaikovsky sur piano désossé ???

Mais que l'on ne se figure pas que Karajan, Weissenberg, les Berlinois et Falck ont fait dans la facilité ; en réalité, la synchronisation du son (préenregistré, donc) et de l'image a du prendre un temps considérable, de l'ordre de plusieurs jours. Pour son Pétrouchka avec Falck, Weissenberg se souvient y avoir passé quelque deux semaines... pour un film de quinze minutes, mais quinze minutes fulgurantes. Bon, sans doute est-il un peu plus facile de jongler avec les prises de vue de tout un orchestre qu'avec celles d'un pianiste solo, car le "temps de réponse" d'un instrument à cordes ou à vents permet, visuellement, une certaine latitude que le toucher d'un piano ne permet guère. Encore plus de latitude dans la gestuelle de Karajan qui, quoi qu'il en soit, n'a jamais été un modèle de précision du côté des bras. Et pourquoi, demanderez-vous, Karajan a-t-il choisi Weissenberg et Falck pour son projet sinématographique ? Donnons la parole à Michel Glotz (La Note bleue, JC Lattès, 2002), qui fut l'agent de l'un et de l'autre (ainsi que directeur artistique pour tant et tant d'enregistrements de la grande époque) pendant des décennies. Karajan avait évidemment entendu parler de Weissenberg, mais ne l'avait jamais entendu jouer. Alors qu'il cherchait un réalisateur pour tourner le Concerto de Tchaikovsky qu'il prévoyait de faire en février 1967 avec Richter, je lui ai fait diffuser le film d'un assistant de Bergman, Åke Falck, sur Pétrouchka de Stravinsky joué par Alexis. Dès les premières mesures, Karajan se tourna vers moi et me dit : "Je ne sais pas si je prendrai le metteur en scène, mais le pianiste certainement !" A la fin de la projection, il était enthousiasmé par les deux et me dit : "Croyez-vous que je pourrai faire la connaissance de Weissenberg ?" Je lui répondis : "Rien de plus facile, il est assis au fond de la salle !" (Alexis m'avait dit : "Personne me me verra : je serai au fond de la salle.") Je fis les présentations en l'espace de quelques minutes. Alexis Weissenberg crut rêver en entendant Karajan lui dire : "Me feriez-vous le plaisir et l'honneur de faire le Concerto de Tchaikovsky avec l'Orchestre Philharmonique de Berlin et moi ?" Et c'est ainsi que commença leur collaboration et que fut tourné le Concerto de Tchaikovsky, non pas avec Richter comme prévu, mais avec Alexis...

Cor, trombone et piano en quiconce ???

Et voilà... nous invitons l'amateur de Tchaikovsky, de Weissenberg, de Karajan et de concerts filmés dans l'originalité, de se ruer sur ce beau moment d'archives récemment versés dans le fonds de la Salle de concerts numérique. La seconde partie de ce document d'archive est consacrée au Deuxième concerto de Rachmaninov, donné le 11 septembre 1971. La réalisation du film fut assurée par Karajan lui-même, à en croire le générique de fin ; en vérité on assiste à un "simple" concert filmé, si ce n'est que quelques prises de vue, là aussi, procèdent du principe du playback - en particulier les passages où l'on voit les mains de Weissenberg en vue plongeante du dessus du clavier : le clavier en question, selon toute évidence, est un bête clavier de studio dont les touches ne sont pas même à l'horizontale l'une par rapport à l'autre ! Mais en 1971, qui se souciait de telles considérations... Et d'ailleurs, de nos jours, doit-on vraiment s'en soucier ? Toujours est-il que Weissenberg est éblouissant.

La saison complète 2014-2015 du Philharmonique de Berlin, sujette à d'éventuelles petites modifications dont nous vous tiendrons informés au jour le jour

La page de Qobuz dédiée au Philharmonique de Berlin avec tous les articles archivés

Les archives de la Salle de concerts numérique, soit quelque 300 concerts à ce jour.

NOUVEAU dans les archives : Les concerts de Karajan !