Jamais en manque d'originalité, Qobuz vous propose cette semaine quatre Choix de la rédaction dont l'éclectisme n'a d'égal que l'inclassabilité... et nous soufflerons vingt-cinq bougies pour le label Timpani, un fabuleux catalogue de raretés pourtant indispensable

Timpani : vingt-cinq ans d'enregistrements, cent cinquante disques au catalogue, c'est obligatoirement des souvenirs, des anecdotes, des histoires. Voici quelques moments épiques que nous a narrés Stéphane Topakian, le fondateur et grand Manitou du label ; car les séances d'enregistrement réservent parfois bien des surprises et offrent matière à rebondissements, couacs, presque-catastrophes et autres frissonogènes.

Luxembourg, septembre 2001, quelques jours à peine après les attentats que l'on sait ; c'est un Mark Stringer — chef d'orchestre états-unien — très affecté qui dirige le Philharmonique dans des pages de Magnard, notamment le Chant funèbre, qui du coup prend des accents bien particuliers. Madame Vlach-Magnard, petite fille du compositeur, et le musicographe Harry Halbreich sont venus assister à un ou deux jours d'enregistrement. On adore Halbreich pour sa compétence, son inépuisable connaissance de tous les ressorts de toutes les œuvres. Mais on tremble parfois devant une attitude qui peut déconcerter. Je suis en cabine avec l'équipe ; lors d'une prise, la musique s'arrête en s'effilochant. Curieux. Des voix se font entendre venant du plateau : on demande le producteur. Je fonce. En arrivant devant l'orchestre, un violoniste goguenard me fait entendre, style crincrin, la berceuse de Brahms qui illustre tous les Tom & Jerry. Je ne comprends pas ! Deux ou trois autres me désignent alors la salle. Au cinq ou sixième rang de l'amphithéâtre, un joli spectacle : Madame Vlach-Magnard, tétanisée, avec reposant sur son épaule, la tête d'un Harry Halbreich ronflant à en couvrir la grosse caisse. Je grimpe vers le gêneur, lui tapote le bras : « Eh bien, Harry ! tu ronfles, tu embêtes tout le monde, on ne peut plus enregistrer ! » Halbreich se réveille en sursaut, et me montre l'orchestre : « C'est pas grave, ils ne jouent pas. »

Arturo Tamayo attend patiemment que Klaus Huber ait tout expliqué note à note...

Toujours Luxembourg. On enregistre des œuvres du suisse Klaus Huber, sous la direction d'Arturo Tamayo, qui revient périodiquement depuis plusieurs années pour une quasi intégrale Ohana et une autre consacrée à Xenakis, disparu un ou deux ans avant cette session. Les musiciens, même ceux de Philharmonique du Luxembourg pourtant rompus aux techniques et à l'écriture contemporaines, redoutent quelque peu ces moments qui seront sans doute difficiles. Huber est là, visage de patriarche encadré d'une ample chevelure presque blanche. Il est déjà assez âgé, mais tient à intervenir quand il le juge nécessaire, ce qui arrive peut-être trop fréquemment. Il est au premier rang des travées, et rejoint Tamayo presque aussi souvent que celui-ci arrête les musiciens, comme cela se fait en répétition et enregistrement... « Là, voyez-vous, dans cette mesure, j'ai voulu exprimer... » Et cela se répète et se renouvelle. Je crains pour le planning. Miracle, on arrive au bout avec tout en boîte, mais j'ai bien ressenti une certaine exaspération parmi la centaine d'instrumentistes — Huber, c'est du lourd ! — qui préféreraient que ça « roule » plus facilement. À la toute fin des séances, je suis sur le podium ; les musiciens sortent, harassés et apparemment contents d'être libérés ; un corniste m'accroche : « Au moins, Xenakis, lui, il est mort ! » No comment...

Retour à Paris. Nous mettons en boîte l'intégrale des mélodies de Chausson, confiées à la mezzo Brigitte Balleys, au baryton Jean-François Gardeil et au pianiste Billy Eidi. Se sont joints pour quelques pages le soprano de Sandrine Piau et le Quatuor Ludwig, alors tout jeune. Justement, ce jour-là nous gravons la Chanson perpétuelle, conçue pour voix, piano et quatuor à cordes. Nous avons disposé cordes et piano comme pour un quintette, la chanteuse est sur une petite estrade, entre second violon et alto. Un seul et unique couple de microphones pour le tout. Je me partage entre la cabine et la scène. Nous sommes quelque peu surpris au début : Brigitte Balleys chante très mezzo-piano, comme avec discrétion. On est presque un peu inquiet. Je me cantonne à la scène au cas où... Et là, miracle. L'ouvrage progresse en un immense crescendo, non seulement en volume, mais aussi en tension et en émotion. Petit à petit, cette montée vers le climax gagne tous les musiciens. Je vois notamment Jean-Philippe Audoli, le premier violon, quitter des yeux sa partition, et regarder Brigitte, scotché et bouche bée, Brigitte dont la voix s'amplifie dans un élan sans limite. Nous sommes tous totalement étreints par l'émotion. Quand le dernier accord s'évanouit dans le silence, nous restons sans bouger de longues secondes. C'est rare, très rare. Je reviens en cabine. « C'était bon ? », demandé-je au directeur artistique. - « Il y a de minimes défauts, mais on s'en fout ! » Le montage définitif utilise bel et bien la prise « on s'en fout. »

Il est parfois des incidents techniques qui pourraient être lourds de conséquence. Nous enregistrons en « faux live » — entendez par là que l'on fait un montage à partir du concert, en utilisant d'éventuels passages plus réussis lors de la générale et d'un raccord — pour un disque Ropartz au Quartz de Brest, avec l'Orchestre de Bretagne dirigé par Pascal Verrot. Le concert commence par la Petite Symphonie, et comme ce concert est le premier de la saison, il est présenté par son directeur de l'époque — c'était il y a juste vingt ans ! — Jacques Blanc. Il fait son petit discours, avec l'appoint d'un micro sans fil, discours que nous entendons dans la cabine, très éloignée du plateau, tandis que nous le voyons sur un écran qui nous renvoie l'image captée par une caméra placée derrière l'orchestre. Il achève son laïus, et éteint son micro HF. Imbroglio électrique : cela désactive l'élément capital de l'installation du preneur de son, la console de mixage ! Horreur ! D'autant que sur l'écran nous voyons les musiciens se lever pour accueillir le chef. Je fonce vers la scène ; trop tard : il vient d'entrer, monte au pupitre et commence la Symphonie. Je reviens en cabine, pour découvrir sur l'écran un monsieur en queue de pie qui gesticule dans un silence écrasant. Dieu merci, les gens du Quartz ont été rapides, efficaces et fort obligeants : ils ont apporté leur propre console, sur laquelle la technicienne a « reconstruit » la balance, un véritable tour de force. Quand tout a été au point, l'orchestre venait à peine de terminer le premier mouvement de la Petite Symphonie, qui serait donc le seul passage manquant de l'enregistrement. À la fin de l'œuvre, je n'ose pas dire au chef qu'il y aurait comme un 'tit problêêêêême. Il doit encore diriger le reste du concert, inutile de lui gâcher le moral. C'est seulement à la tout fin du spectacle qu'on lui apprend la mauvaise et la bonne nouvelle. La mauvaise, on la connaît ; la bonne, c'est que le concert est suivi d'un bout de service d'enregistrement, et comme le public n'est pas encore sorti, c'est dans la même ambiance sonore, avec un public - dûment invité au silence - ravi d'assister à une vraie séance d'enregistrement en direct, que ce mouvement sera finalement gravé. On a frôlé la catastrophe ; mais ce disque est toujours au catalogue, plusieurs fois réédité et très prisé. Comme quoi...

Quant aux quatre choix opérés par votre chère rédaction qobuzienne, ils sont cette semaine d'un éclectisme non moins qobuzien. Concédons d'entrée que la couverture de Amores Pasados n’est pas des plus limpides : de qui sont les pièces présentées ? De ce John Potter dont le nom apparaît en premier ? Que nenni : Potter est le chanteur principal du petit groupe de chanteurs et luthistes. Quant aux compositeurs, ils appartiennent à toutes les époques – de la Renaissance au XXe siècle – mais également à bien des styles différents, puisque l’on mêle des pièces résolument « classiques » anciennes, romantiques ou plus récentes, à des songs écrits spécifiquement pour luth et chant par trois grands bonshommes issus du milieu du rock : John Paul Jones du groupe Led Zeppelin, Tony Banks de Genesis et Gordon Matthew Thomas Sumner, plus connu sous le nom de Sting. Cela dit, la frontière est mince et mouvante entre les deux mondes, car les pièces de la Renaissance de Dowland ou Campion sont elles-mêmes des songs, d’interprétation et d’accompagnement fort libres. Délicieuse juxtaposition, et la preuve que bien des stars de rock sont aussi de très fins musiciens. Autre couplage inhabituel (un peu moins, certes, que le précédent, mais quand même...) est celui du célèbre et populaire concerto pour violon de Mendelssohn, avec celui, plus exigeant auprès des auditeurs, du deuxième de Bartók ; par un virtuose familier des mélanges inédits, Augustin Hadelich, dont le précédent disque rassemblait Sibelius et Thomas Adès. Comme quoi carpe et lapin ne sont pas du tout incompatibles, et que les mariages les plus singuliers peuvent donner de superbes résultats.

Ni carpe ni lapin, par contre, dans le dernier disque Scriabine dirigé par Mikhaïl Pletnev : c'est du solide, du russe, de l'ample, une exploration du premier et du dernier Scriabine ( dont on rappelle au passage que l'on célèbre ne centenaire de la mort. Le premier Scriabine, c'est celui de la première symphonie de 1900, un grand ouvrage postromantique en six mouvements avec chœur et solistes, déjà chargé de ce message spirituel si personnel du compositeur ; le dernier, c'est celui du phénoménal Poème de l'extase de 1908, l'ultime rut en musique, que l'Orchestre National de Russie s'approprie avec éclat et extravagance. Et l'on referme cette semaine choisie avec une compositrice polonaise tout à fait géniale mais hélas assez peu jouée de ce côté de la ligne Oder-Neisse : Grażyna Bacewicz, contemporaine de Chostakovitch, et qui fut violoniste de formation et de carrière : elle fut longtemps premier violon solo de l’Orchestre de la Radio polonaise. Rien d’étonnant donc que la majeure partie de sa production soit dévolue au violon, dans un langage à la fois « classique » mais également empreint des sonorités d’Europe centrale, toujours proche d’une certaine sensation populaire. Pour son premier volume de l’intégrale des sept quatuors à cordes de Bacewicz, le quatuor Lutosławski présente quatre opus, les quatuors n° 1, 3, 6 et 7 : le début, 1938 et 1942, puis la fin, 1960 et 1967. On y trouvera tout autant des clins d’œil au sérialisme ambiant que des tournures résolument tonales et d’inspiration folkloriques, le tout dans une architecture tirée à quatre épingles et une polyphonie des plus complexes.