Célébrons Scriabine avec quatre ajouts à notre célèbre Discothèque idéale ; et célébrons la semaine avec quatre nouveautés singulières

On a pour habitude de railler Benjamin Godard, hélas trop célèbre pour la seule Berceuse de Jocelyn , un trio de substitution longtemps inséré dans Les Pêcheurs de perles de Bizet, et quelques bluettes de salon qui ne reflètent en rien la véritable nature profonde qui était sienne dès lors qu’il s’aventurait dans des répertoires plus « sérieux » comme la musique concertante, la symphonie ou le quatuor à cordes. Justement, voici ses trois quatuors, écrits respectivement en 1876, 1877 et 1892 ; ce sont là de très dignes œuvres, d'inspiration plutôt schumannienne, mais avec ce je-ne-sais-quoi typiquement français hérité de la verve de Bizet, et une écriture polyphonique tirée à quatre épingles qui n’est pas sans évoquer le futur Fauré. L'excellent Quatuor Elysées nous offre cette belle nouveauté. Très célèbre par contre, surtout pour l'un de ses "mouvements", le cycle Ma Vlast (Ma patrie) n'a, en vérité, rien d'un cycle : chacun des six poèmes symphoniques qui le composent furent écrits individuellement, entre 1847 et 1879, créés séparément, et le tout seulement présentés comme une œuvre pseudo-cohérente en 1882 sous ce titre général. Aucune cohérence stylistique, mélodique, formelle, aucun rappel de l’un à l’autre pour une éventuelle conception « cyclique » hormis entre les deux derniers qui s’enchaînent plus ou moins. Il faut donc toute la persuasion des interprètes pour donner une cohérence à ce magnifique patchwork, c'est ce que se propose l'enregistrement de Theodore Kuchar et la Philharmonie Janáček.

On est au tout début du XVIIe siècle, la musique – en particulier en Italie – est en train de prendre un tournant majeur et radical. Du Stile antico, empreint de polyphonie à l’ancienne, l’on passe bientôt au Stile nuovo dans lequel le texte prend l’ascendant sur le contenu musical, tandis que l’expressivité de la ligne chantée se substitue à la richesse verticale de l’harmonie. Voici ce que nous offre ce nouvel album d’œuvres de la Renaissance italienne, de la plume de Monteverdi, Biagio Marini, Bartolomeo Barbarini ou Sigismondo d’India ; les voix de ténor de l'ensemble Vivante sont accompagnées par le luth, le théorbe, l’orgue, le clavecin, la guitare baroque ou la harpe, tout l’instrumentarium de l’époque dédié à ce genre musical qu’est la mélodie amoureuse, langoureuse et hypnotique. Les Choix hebdomadaires de Qobuz se referment sur quelques premières mondiales discographiques, en l'occurrence de Johann Friedrich Fasch, un quasi-exact contemporain de Bach. Très célèbre de son temps, négligé par la suite, on lui connait des centaines d'œuvres, dont il est grand temps de découvrir l'immense richesse. Voici déjà quelques-unes de ses "Ouverture-Symphonie", véritable chaînon manquant entre baroque et classicisme.

Scriabine et Madame, vers la fin de la vie du compositeur, quand il était déjà un peu...
C'est Scriabine qui sera à l'honneur de nos additions à la célèbre Discothèque idéale, à l'occasion du centenaire de sa disparition. Commençons, sous la brûlante baguette de feu Lorin Maazel, avec un « vrai » poème symphonique, un autre de nature pianistique-concertante, puis un vrai concerto pour piano. Le « vrai » poème symphonique, c’est le phénoménal et explosif Poème de l’extase de 1908, une œuvre sinueuse dans laquelle les dernières minutes sont ce qui s’approche sans doute le plus d’un orgasme dans le répertoire symphonique… Non moins orgiaque est le poème symphonique avec piano solo Poème du feu de 1910, dans lequel Scriabine pousse encore plus loin la fuite harmonique et les recherches sonores. L’ouvrage principal de ce CD est pourtant le concerto pour piano de 1896 qui, lui, appartient encore à la période postromantique du compositeur, dans la lointaine mais évidente lignée de Chopin, dans celle plus proche de Tchaïkovski. Vladimir Ashkenazy aux manettes. Tout autant aux manettes du clavier noir-blanc, Igor Zhukov (* 1936) nous donne une intégrale idéale des dix sonates, interprétation idéale réalisée pour la très soviétique firme Melodiya en 1971. Zhukov est une sorte d’électron libre dans la sphère de l’école russe/soviétique de piano, et sa vision de ces dix confessions pianistiques est du plus haut intérêt. Les trois premières sonates évoluent encore dans une atmosphère postromantique, mais à partir de la quatrième Scriabine s’enfuit déjà dans son monde personnel, avec des formes toujours plus ramassées, plus atonales et insaisissables, pour finir dans le relatif apaisement de la dixième sonate de 1913, d’une aveuglante clarté là où la neuvième, de la même année, porte bien son nom de « Messe noire ».

L'on reste au piano scriabinien, mais celui des formes plus "classiques" que sont celles de ses Mazurkas, des pièces de la première maturité dans l'évident lignée de Chopin. Dans les années 1950, Samuil Feinberg - qui fréquenta Scriabine au Conservatoire de Moscou ! - a enregistré ces petites perles qu'il ne faut surtout pas négliger, car tout le Scriabine à venir y est encapsulé. Et l'on finit ce tour discographique idéal avec l'explosion finale : les trois symphonies, le Poème de l'extase et le Poème du feu par le plus incandescent des chefs de l'ère soviétique, Evguenyi Svetlanov dont il convient de ne pas écouter les enregistrements lorsqu'au volant sur l'autoroute : vous risquez de vous faire flasher à 250 km/h, tant la vision de cet extraordinaire chef risque de vous chavirer !