Après Lang Lang la semaine passée dont la participation au concert n'a pas pu être diffusé par la Salle de concerts numérique du Philharmonique de Berlin ("raisons contractuelles"... des gros sous, ouais...), rebelote cette semaine avec le direct dirigé par Manfred Hohneck ("raisons contractuelles"... arf...). A la place, nous vous décortiquons un singulier concert d'archives : la création de la Swing Symphony de Wynton Marsalis par les Berlinois et Rattle en juin 2010

L'abonné à la Salle de concerts numérique pourra légitimement estimer qu'il est légèrement floué de son concert hebdomadaire, résolument inscrit au programme de la saison numérique du Philharmonique de Berlin, et qui se trouve tout simplement supprimé pour cause de "raison contractuelle". La semaine dernière déjà, les abonnés ont eu à se passer de Lang Lang (certaines mauvaises langues soupireront "aaaaah" : mauvaises langues !) pour des raisons apparemment identiques. Regrettons quand même que les artistes invités (ou leurs cupides agents) s'aperçoivent une semaine avant l'exécution d'un contrat qu'ils ne sont pas d'accord avec les termes.

Afin de ne pas gruger l'aimable abonné de sa chroniquette hebdomadaire, le Berlingot est allé fouiller dans les archives de la Salle de concerts numérique - qui recèle, à ce jour, 183 concerts - pour la perle rare, le concert hors-normes, qu'il pourrait lui suggérer de découvrir. Voilà donc, enregistré le 10 juin 2010, la Swing Symphony du génial trompettiste, compositeur et bandleader Wynton Marsalis . D'une durée de cinquante minutes, c'est là une composition tout à fait remarquable que nous allons aborder non pas sous l'angle pur du jazz, dont votre Berlingot de serviteur doit vous avouer qu'il n'est pas spécialiste (ce qui ne rend pas sourd pour autant), mais celui de la musique dite "classique", de par le fait que cette symphonie est entièrement écrite, ou du moins que ses aspects improvisés restent soigneusement encadrés.

Les six mouvements de la Swing Symphony font appel à un grand orchestre symphonique, ainsi qu'un ensemble de jazz, en l'occurrence le Jazz at Lincoln Center Orchestra de Marsalis. Les deux orchestres se répondent et se fondent tour à tour, comme dans un grand concerto grosso : la forme est donc des plus "classiques". Chacun des mouvements évoque, dans les grandes lignes, certains points cardinaux de l'histoire de jazz : la Nouvelle-Orléans, le ragtime, les sonorités des grandes musiques de film des années 40 et 50, les élégantissimes arabesques de Duke Ellington et Billy Strayhorn, le bebop, le samba (si, si, en portugais, c'est LE samba), la salsa, le mambo.. par contre, on n'y trouvera aucune allusion aux jazz les plus "aventureux" (ou les plus vagues, selon d'aucuns) comme le free jazz ou le jazz-fusion. Marsalis reste délibérément dans un format qui ne cherche pas à révolutionner quoi que ce soit, mais à explorer à sa manière très personnelle un langage déjà éprouvé et largement consensuel.

Marsalis et deux de ses collègues du Jazz at Lincoln Center Orchestra

Le mélange orchestre classique / orchestre de jazz a trop souvent donné naissance à de flasques partitions ni-ni pour que l'on ne souligne pas l'extraordinaire capacité de Marsalis à mêler les deux sonorités, sans que personne n'ait à forfaire de sa personnalité musicale. De plus, il évite soigneusement de restreindre l'orchestre symphonique à un rôle de tapis sucré (les "œufs de pigeon" que raillent les musiciens classiques lorsqu'ils enregistrent pour la variété : des rondes, des rondes et encore des rondes), lui offrant une véritable musique pensée, écrite, orchestrée avec maestria. On pense en particulier au très ambitieux fugato du cinquième mouvement, au grand solo de la section de contrebasses qui le suit, et la magique sonorité du tutti lorsqu'il s'amuse à reproduire - avec ô combien de richesse - le son de l'orgue Hammond (un instrument dégoulinant et vulgaire à souhait), ici, cela devient rutilant ! Les musiciens du Philharmonique de Berlin ne s'y sont pas trompés : les quinze solistes du Lincoln Center Jazz Orchestra sont de superbes virtuoses. Mais les jazzmen ne s'y sont pas trompés : lorsque quelques musiciens du Philharmonique se sont amusés à un solo improvisé dans le bis (l'inénarrable altiste solo !), étonnement et admiration étaient également au rendez-vous.

Marsalis et Davis ?

Naturellement, il se trouvera de part et d'autre de la barrière invisible qui sépare jazz et classique des puristes qui estimeront que ce n'est ni du lard, ni du cochon, et que Marsalis a joué la carte de la respectabilité en trahissant l'esprit frondeur du jazz. Tout ça parce que la partition est écrite, travaillée sur le papier plutôt que dans une cave nouillorquaise enfumée, et que les musiciens portent cravate ? Bah... le succès international de Marsalis lui a attiré autant d'amis que d'ennemis, et aucun musicien (classique ou jazz) en vue n'échappe aux quolibets jaloux. Ainsi Keith Jarrett, cité dans un article du New York Times du 9 février 1997 : "I've never heard anything Wynton played sound like it meant anything at all. Wynton has no voice and no presence. His music sounds like a talented high-school trumpet player to me. He plays things really, really, really badly that you cannot screw up unless you are a bad player. Behind his humble speech, there is an incredible arrogance. He's jazzy the same way someone who drives a BMW is sporty" ("Je n'ai jamais rien entendu jouer Wynton quoi que ce soit qui ait la moindre signification. Wynton n'a pas de voix et aucune présence. Sa musique sonne comme celle d'un talentueux trompettiste de lycée. Il joue les choses vraiment, vraiment, vraiment mal, des choses que l'on ne peut pas rater sauf quand on est un vraiment mauvais instrumentiste. Derrière son discours d'humilité, se cache une incroyable arrogance. Il n'est pas plus jazzy que n'est sportif quelqu'un qui conduit une BMW"). Et vlan !

Les couteaux sont encore plus tirés entre Marsalis et Miles Davis. Ce dernier relate un clash du 28 juin 1986 dans son auto biographie : “All of a sudden I feel this presence coming up on me, this body movement, and I see that the crowd is kind of wanting to cheer or gasp…. Then Wynton whispers in my ear—and I’m still trying to play—‘They told me to come up here.’… I said, ‘Man, what the fuck are you doing up here on stage? Get the fuck off the stage!'". ("Soudain, je sens une présence qui s'approche de moi, ce mouvement corporel, et je vois que la foule semble attendre d'acclamer ou de retenir son souffle... Puis Wynton me murmure à l'oreill - j'essaye encore de jouer - "ils m'ont demandé de monter"... Je lui dis "Mec, qu'est-ce que tu branles ici sur scène ? Casse-toi de la scène !"). Marsalis offre un autre son de cloche, dans un article de 1990 paru dans le magazine DownBeat : "I went on his bandstand to address some disparaging statements he was making about me publicly. I felt I should address them publicly with my horn. I don’t know who this mysterious ‘they’ was that he claims told me to go up there. I told me to go up there." ("Je suis monté sur son estrade pour répondre à quelques remarques désobligeantes qu'il avait publiquement faites à mon sujet. Je pensais que devais les réfuter publiquement avec ma trompette. Je ne sais pas qui est ce mystérieux "ils" dont il prétend qu'ils m'auraient dit de monter. C'est moi-même qui me suis dit de monter.") Combat de titans de la trompette, combat aussi de générations, de genres, de visions d'un monde musical où il y a en fait la place pour tout le monde !

La saison complète 2012-2013 du Philharmonique de Berlin, sujette à d'éventuelles petites modifications dont nous vous tiendrons informés au jour le jour - la semaine dernière et cette semaine, ç'a été le festival de changements !

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