Pour fêter les 100 ans d’une œuvre aussi incendiaire, aussi forte et aussi nouvelle que le Sacre du Printemps de Stravinsky, il fallait une publication semblable à sa démesure. C’est chose faite avec le coffret, un brin loufoque, publié par DECCA et qui propose en 20 cds, une sorte d’inventaire historique des réalisations discographiques du monstre stravinskyen. Ce qui pourrait paraître d’abord comme un gag, impression renforcée par la date de parution choisie… le 1er avril, est en fait un témoignage unique dans l’histoire de la musique, celui des premiers interprètes d’une œuvre totalement nouvelle déroutant musiciens et chefs-d’orchestre et qui va petit à petit s’apprivoiser et s’imposer dans le monde entier. Ce que les baroqueux tentent de réaliser, en jouant les classiques viennois dans une perspective historiquement renseignée, a été possible grâce à la merveilleuse invention de l’enregistrement sonore qui peut ainsi témoigner de l’évolution interprétative de plus de cent ans de musique.

Seule la richesse du catalogue UNIVERSAL pouvait permettre une telle édition et en même temps en fixer les limites, puisque les versions du compositeur lui-même en sont exclues, de même que certains enregistrements mythiques comme le premier de Pierre Boulez pour la Guilde International du Disque. Mais ne boudons pas notre plaisir et notre intérêt de pouvoir savourer 35 enregistrements du Sacre enregistrés dans un laps de temps de 60 ans, depuis l’excellente version de van Beinum en 1949 jusqu’à celle de Dudamel en 2010. Beaucoup de grands disques y sont présents, à commencer par les pionniers, Pierre Monteux (photo ci-dessus) qui a essuyé les plâtres de la création au Théâtre des Champs-Elysées en 1913 et Ernest Ansermet (deux versions) qui a imposé l’œuvre à Paris, lors de la reprise des Ballets russes dans la nouvelle chorégraphie de Leonid Massine en 1920. (photo ci-dessous de gauche à droite, Ansermet, Diaghilev, Stravinsky et Prokofiev).

En écoutant ces enregistrements on suit également l’évolution de la facture instrumentale et celle des orchestres devenus de plus en plus virtuoses. La sonorité pointue et pincée des vents des années cinquante laissent place à une sophistication de plus en plus grande, dont on se demande si elle est vraiment de mise dans cette œuvre censée illustrer les pulsions les plus primitives. Certains chefs-d’orchestre sont très proches des tempi de la danse (van Beinum, Monteux, Ansermet, Dutoit, Boulez (Cleveland), d’autres plus concertants, voire plus spectaculaires, Dorati (3 versions), Karajan, Tilson-Thomas, Maazel, Solti (2 versions), Bernstein, Dudamel.

Tout cela prouve la vivacité et la diversité des points de vue pour une œuvre qui a tant marqué le 20ème siècle et qui en reste un des symboles de la modernité la plus avancée. Deux ans après la mort de Gustav Mahler qui employait des effectifs pléthoriques dans ses symphonies, le jeune russe casse la baraque en utilisant plus de 120 musiciens (8 cors, 5 trompettes, une forte percussion) comme pour mettre un point final à cette surenchère orchestrale. Jamais plus il n’utilisera un tel effectif et se tournera très rapidement vers un néo-classicisme qui durera plus de trente ans et qui lui sera fortement reproché par ceux qui ne voyaient point de salut pour la musique hors des fourches caudines du sérialisme. Ce sectarisme n’est plus de mise aujourd’hui où tous les courants de la création existent et cohabitent tant bien que mal.

L’ « Année du Sacre » ne fait que commencer et d’autres parutions vont voir le jour. Les plus récentes sont très réussies et aux antipodes. A la tête de l’Orchestre de l’Opéra National de Paris, Philippe Jordan signe un Sacre plein de verdeur, qui met parfaitement en valeur les qualités des pupitres de l’orchestre. Mais la sagesse l’emporte trop sur la sauvagerie, alors que Sir Simon Rattle semble jouer avec un Orchestre Philharmonique de Berlin presque saturé de muscles et de couleurs, dans une prise de son exceptionnelle. Une version qui provoque une véritable ivresse en dépit du romantisme sirupeux des cordes qu’aurait à coup sûr détesté Stravinsky.

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