Dans son dernier album, le compositeur-chanteur syrien Abed Azrié adapte des textes du grand poète contemporain syro-libanais Adonis. Retour sur l'oeuvre de cet "alchimiste de la communication", comme il aime à définir le rôle musicien, qui n'hésite pas à enrichir la musique traditionnelle arabe de synthétiseurs et d'instruments occidentaux.

Produit par le label Doutmak et distribué par Harmoni Mundi, l’album marque le retour d’Abed Azrié à la poésie contemporaine, après Chant de l’arbre oriental et Aromates, consacrés à des poètes contemporains du Moyen-Orient. Son travail de longue date d’adaptation des poètes du monde arabe, servie par une voix chaude et profonde, lui a valu une réputation internationale. Appelé en tournée dans les capitales européennes et américaines, il a su former le public occidental à sa musique et s'affirmer comme un acteur majeur de la diffusion de la poésie arabe. Né à Alep, au confluent de l'Orient et de l'Occident, son enfance est imprégnée des liturgies orientales, chrétiennes et musulmanes. Adolescent, il découvre les musiques populaires occidentales, la chanson française, américaine, italienne ou espagnole et étudie la littérature arabe à l’université libanaise de Beyrouth. S'en suit une carrière de compositeur et chanteur (une vingtaine d’album et plusieurs musiques de film).

Parmi ses créations les plus marquantes, on compte notamment L’épopée de Gilgamesh, le plus ancien récit épique dont on ait la trace. Il y chante les exploits du sumérien Gilgamesh, personnage héroïque de la Mésopotamie antique du troisième millénaire avec Jésus-Christ. Puis vient Suerte, synthèse de flamenco et de musique arabe sur des poèmes andalous. Homme de liberté et défenseur d’un islam tolérant, il chante le poète-philosophe perse du XIème siècle Omar Kayyam et les poètes mystiques dans Mystic (2007)

Dans ce dernier album, il s’intéresse à un poète, et ami, dont il partage les préoccupations : le progressiste Adonis, figure de proue et mondialement lue de la poésie moderne arabe. Il reçoit en 2011 le prix Goethe, l’une des récompenses les plus prestigieuses du monde de la poésie, décernée tous les 3 ans en Allemagne à un artiste pour l’ensemble de son œuvre. Il est le premier poète de langue arabe ainsi distingué.

Le travail d’adaptation d'Abed Azrié repose sur une proximité avec les textes et une connaissance de la littérature qui remonte à son adolescence. Il découvrait alors la revue libanaise Chi’r (qui signifie « poésie »), co-fondée par Adonis. Ce manifeste pour une internationalisation de la poésie et une libération de la tradition lui ouvre une fenêtre sur la vie culturelle occidentale. Il en devient un lecteur assidu. Il se passionne pour les traductions de Lautréamont et Rimbaud en langue arabe, et pour Mallarmé, qui l’attire au plus haut point. Il rencontrera Adonis en 1968, année où celui-ci fonde la revue Mawâkif (« Positions ») – aussitôt interdite dans le monde arabe. C'est là que celui-ci traduit en arabe Baudelaire, Henri Michaux, Saint-John Perse et en français Aboul Ala El-Maari. Laboratoire du renouvellement de la poésie arabe contemporaine, la revue se nourrit de la richesse de la poésie occidentale, tout en appuyant la poésie arabe son propre passé - tâche que perpétuera Abed Azrié pour la musique, en se faisant ici la caisse de résonnance de la voix d'Adonis.

Dans un entretien pour le magasine de musiques du monde Mondomix, Abed Azrié évoquait sa manière d'"amplifier" la voix des poètes : « Le musicien est une sorte d’alchimiste de la communication. Son but est d’enlever l’allure figée et ambigüe d’un poème, pour qu’il soit compris par le plus grand nombre (…) Je me souviens de la première fois que j’ai entendu les poèmes d’Aragon par Léo Ferré. J’étais bouleversé. Alors que cette pratique est millénaire dans la culture arabe. Parce qu’autrefois toute la littérature était chantée. En fait, chaque poète était également chanteur. D’ailleurs, ils citaient toujours dans quel mode ils chantaient : en ré mineur, en do majeur etc… C’est pourquoi ces poèmes résonnent comme des chansons ».

Un « lien biologique », ajoute-t-il, relie le texte à la musique qui lui correspond. A l'issue d'un travail préalable d’imprégnation, où la prosodie doit être intégrée, où le texte est assimilé avec ses sonorités et sa rythmique, la musique naît quasiment d'elle-même. Le texte, « fil d’Ariane de la musique », porte en lui les germes de sa musique: « quand vous avez lu et passé beaucoup de temps sur un texte, la musique est déjà là. On peut entendre les mélodies sans même les avoir jouées… Et je peux mettre simplement 15 jours à écrire les partitions. Quand je m’y mets, cela peut aller très vite. C’est toujours le texte qui décide ». Une pratique presque naturelle pour lui, et parvenue à un tel niveau de maîtrise que les poèmes semblent être des chansons. L'admiration d'artistes aussi différents que Yehudi Menuhin, John Cale, John Adams, Léonard Cohen (que sa voix profonde ne peut manquer d'évoquer), Caetano Veloso, Astor Piazzola, David Byrne, Jeff Buckley, Peter Sellars, ou encore René Char, témoigne de la portée d'une musique qui a su se frayer un chemin entre tradition et modernité.

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