Beaucoup de raretés cette semaine, d'Isis à Idiot, des motets de Brahms et Bruckner au Temple de la gloire de Rameau

Il aura bien fallu deux siècles pour que l'opprobre qui s'est abattu sur Les Mystères d'Isis soit enfin lavé. Car au cours du XIXe siècle, les chroniqueurs - Berlioz en tête - n'ont pas manqué de fustiger ce pastiche à partir de La Flûte enchantée, réalisé en 1801 par Lachnith, livret réécrit et chanté en français, personnages modifiés à l'extrême, musique reprise de Mozart. La Flûte y est mise à contribution, mais aussi Don Giovanni, Les Noces, Titus, et Haydn au passage s'y fait pomper un mouvement de symphonie. Rares sont les airs ou ensembles qui ne sont pas démembrés et reconstruits selon d'autres architectures. Et pourtant... ça marche, ça marche même très bien ! L'on nous rebat les oreilles avec les interprétations d'époque : à l'époque, dix ans seulement après la création de La Flûte, Les Mystères d'Isis sont à l'affiche à Paris pendant un quart de siècle, pour des dizaines de représentations. C'est là une représentation d'époque que nous offre Le Concert Spirituel, il serait bien dommage de bouder son plaisir devant ce nouvel opéra ancien, français bien plus qu'allemand, de l'oublié Lachnith d'après le divin Mozart. Un autre opéra oublié un certain temps, c'est L’ Idiot de Mieczysław Weinberg. Bien qu’achevé vers 1986, il ne fut créé dans son intégralité qu’en 2013, précisément par l’Opéra de Mannheim dirigé par le même Thomas Sanderling présent sur cet enregistrement. D’aucuns affirment que Weinberg resta toujours dans l’ombre de son ami et mentor Chostakovitch : que nenni ! L’Idiot déroule un génial tapis musical très moderne assez éloigné de Chostakovitch. Vous avez ici un unique témoignage de cet opéra qui appartient, sans conteste, au grand répertoire des œuvres lyriques de la fin du XXe siècle.

Encore une rareté lyrique enfin enregistrée ! Voltaire et Rameau, qui ont collaboré sur plusieurs ouvrages lyriques, dont ce Temple de la Gloire , représenté lors de deux fêtes royales à Versailles fin 1745, puis repris à l’Opéra de Paris dans la foulée. Rameau remania très largement l'œuvre, assez mal accueillie par le public parisien, pour une reprise en 1746, et cest cette version définitive, plus ou moins jamais entendue depuis le XVIIIe siècle, qu’a décidé d’enregistrer l’ensemble Les Agrémens dirigé par Guy van Waas. On y découvre un Rameau royal, très « français », plus aristocratique sans doute que dans ses œuvres lyriques plus connues de nos jours. Voilà une superbe réalisation qui souligne l’importance de la coopération entre deux des plus grands esprits de leur temps, Rameau et Voltaire. Et pour en finir avec les négligés, pourquoi ne pas redécouvrir Athur Bliss, l’un des grands oubliés de la scène musicale britannique ? Le compositeur passa la Première guerre dans les tranchées où il fut blessé plusieurs fois, gazé, et perdit son frère… C’est à la mémoire de ce frère et de tous ses camarades tombés qu’il écrivit en 1930 la symphonie Morning Heroes pour chœur, orchestre et narrateur, une sorte de requiem symphonique de grande ampleur et d’encore plus grande beauté. Aucune célébration de l’héroïsme dans ce splendide ouvrage, et même la scène « de bataille » évoque bien plus l’horreur que l’honneur. En complément de programme, on pourra découvrir l’ Hymne à Apollon , créé par rien moins que Monteux en 1926. Bliss, à remettre en lumière sans plus tarder.

Rameau et Voltaire, rencontre au sommet en 1763

Et ce n'est pas tout du côté des raretés ! Dalibor , sans doute la plus belle partition lyrique de Smetana n'a curieusement pas droit au même traitement de faveur que la bien moins subtile Fiancée vendue. Chose assez rare en cette période – on est en 1867 – la trame musicale se déploie sans ouverture accrocheuse, entrant dans le vif du drame. A l’époque, on l’accusa de wagnérisme, lui qui était en train de fonder l’opéra tchèque dans son essence la plus profonde. Oui, l’histoire déroule un sujet quasi-mythique, oui Smetana utilise un système de métamorphose thématique qui n’est pas sans rapport avec le leitmotiv, mais contrairement à ce qu’attendait probablement le public, il évita le ton populaire, le style divertissant, les airs à da capo et les chœurs fanfaronnants. Dalibor est avant tout un opéra moderne… Ce nouvel enregistrement, chanté bien sûr en tchèque, bénéficie de la direction du vieux routier Jiří Bělohlávek, qui dirige un somptueux plateau réunissant la fine fleur des chanteurs tchèques d’aujourd’hui. Autre remise à l'honneur : Jerzy Fitelberg. Si le nom de Fitelberg est assez connu dans le monde musical, c’est surtout précédé du prénom Grzegorz, le chef d’orchestre polonais, et bien moins de celui de son fils Jerzy. Il faut dire que le malheureux ne vécut pas bien longtemps, de 1903 à 1951 et qu’une partie de ce court temps de vie se passa en exil et en fuite devant les nazis, de 1933 à son installation définitive à New York en 1940. Jerzy Fitelberg fit ses études auprès de Franz Schreker à Berlin, et écrivit très bientôt ses premières œuvres remarquables, de sorte que l’on put entendre sa musique dans tous les grands centres mondiaux de 1926 à sa mort – Genève, Vienne, Barcelone, Paris, Francfort, Los Angeles... Hélas, l’éloignement, puis l’arrivée de l’avant-garde de l’après-guerre qui lamina tout sur son passage ne laissèrent guère d’espace à sa musique pour survivre au-delà des années cinquante, lorsqu’il ne fut plus là pour la défendre. Parmi ses œuvres, voici quelques splendeurs du répertoire chambriste, écrits entre 1921 et 1943. On y entend une musique puissamment individuelle, émouvante, intense. Voilà un splendide compositeur à redécouvrir sans tarder.