Rachmaninov semble bien représenté cette semaine, entre Denis Matsuev, Valéry Guerghiev et Daniil Trifonov ; pendant ce temps un célébrissime poirier lance son label, et les Correspondances correspondent avec Louis XIV

Denis Matsuev d'abord, qui juxtapose l'hélas rarement joué premier concerto de Rachmaninov, le pas très fréquemment interprété Capriccio pour piano et orchestre de Stravinsky, et l'encore plus confidentiel deuxième concerto de Rodion Chtchédrine, un compositeur contemporain à ne surtout pas manquer, car depuis la disparition de Chostakovitch puis de Schnittke, c'est bien lui qui a repris le flambeau de la relève soviétique puis russe. Pour mémoire, Matsuev avait remporté en 1998 le prestigieux Concours Tchaikovsky de Moscou, un impérial sésame pour une grande carrière internationale. Pour en rester au Concours Tchaikovsky, c'est Daniil Trifonov (concours cuvée 2011) qui de Rachmaninov nous propose toutes les grandes séries de variations, qu'elles soient avec orchestre (la Rhapsodie sur un thème de Paganini, avec l'Orchestre de Philadelphie et son génial chef Yannick Nézet-Séguin) ou pour piano solo : Variations Chopin et Variations Corelli. Trifonov assaisonne son album avec quelques variations de son cru d'après Rachmaninov, dans sa délicieuse Rachmaniana.

Rachmaninov toujours, mais pas au piano cette fois, c'est la bien trop rare troisième symphonie enregistrée lors d'un concert donné par le London Symphony Orchestra et Valéry Guerguiev ; le chef nous propose également l'aussi rare Russie de Balakirev, une sorte d'ouverture caractéristique sur des thèmes, on l'aura deviné, russes. Il est bien dommage, en vérité, que Balakirev ne soit connu que pour son feu d'artifice pianistique Islamey, lui qui a écrit de si belles choses par ailleurs, et dont le rôle dans le développement d'un langage musical russe fut si fondamental. Bien plus loin dans l'Histoire, reportons-nous en février 1653. Non, nous ne célébrons pas la fondation de la ville de New York, alors baptisée Nieuw-Amsterdam, ni la naissance de Corelli, mais l'organisation, le 23 - un dimanche, si mes souvenirs sont bons - d'une gigantesque fête royale et nocturne à Paris, conçue autour du jeune Louis XIV, quinze ans et encore toutes ses dents : un « ballet de cour », spectacle total alliant poésie, arts visuels, musique et danse, miroir d’une société aristocratique qui y mettait en scène ses préoccupations, ses passions, ses travers même. Sous le prétexte plaisant du divertissement, il visait également des enjeux liés au pouvoir et devait exalter la grandeur de la monarchie. Le genre était même devenu un indispensable outil politique et de propagande qui contribua à l’émergence d’une véritable mythologie royale basée sur des sujets politico-allégoriques. Voici reconstitué cet invraisemblable spectacle, dont tout le texte et toute la musique – signée Cambefort, Boesset, Constantin, Lambert, Cavalli et Rossi – nous sont connus. L’Ensemble Correspondances, sous la direction alerte de Sébastien Daucé, nous ramène allègrement trois-cent soixante ans en arrière.

Quelques costumes de ce Concert royal de la nuit, conçus par Henry de Gissey

Peut-être l'aimable qobuzonaute se demande-t-il ce que signifie notre farceur titre "label poirier" ? Simple : le label en question s'appelle Peral Music, "peral" étant le mot espagnol pour "poirier". Espagnol car le fondateur du label est né en Argentine ; poirier, en allemand, se dit Birnbaum et Birnbaum, en Yiddish, se dit barne boym ou encore... barenboim. Eh oui, le label a été créé par Daniel Barenboim qui, petite touche d'humour, a décidé de faire le poirier. Cette nouvelle parution reprend des concerts enregistrés en direct au Teatro Colón de Buenos Aires, avec le East-West Divan Orchestra dirigé par Barenboim, et quelques apparitions de la tout aussi Argentine Martha Argerich. Beaucoup de Ravel et de Beethoven, beaucoup de Bizet aussi même s'il n'apparait pas sur a couverture, très peu de Mozart et de Schumann même s'ils apparaissent sur la couverture. Par ailleurs, Barenboim de fait que diriger, rien au piano, par exemple en quatre mains avec Argerich. Qu'importe, ce sont de somptueux concerts dans une somptueuse acoustique, que demande el pueblo... Quatre mains, par contre, voilà ce que nous propose Leon Fleisher qui, après son retour tant attendu (quarante ans !) au piano avec son remarquable album Two Hands - on se souvient qu'il fut réduit à ne pouvoir jouer que d'une main pendant ces quatre décennies avant de faire son retour en 2004 - s'est allié avec son épouse Katherine Jacobson pour nous livrer quelques beautés du répertoire amoureux : les Liebeslieder Walzer de Brahms, la merveilleuse Fantaisie de Schubert et l'apocalyptique Valse de Ravel, ici donnée avec un infini sens du détail musical. Welcome back, Leon.

Non mois amoureux, du moins musicalement, semblent Joyce DiDonato et Antonio Pappano - Pappano ici au piano, quel excellent accompagnateur ! Il est vrai qu'il fut longtemps chef de chant au New York City Opera, un boulot ingrat mais ô combien formateur. Les deux complices explorent tout autant le monde classique avec Haydn et Rossini que celui de la comédie musicale à la Broadway ; et nous offrent aussi une incursion dans un monde italien tragiquement négligé, celui de Francesco Santoliquido (1883 - 1971) avec ses magnifiques Chants du soir de 1908. Pourquoi diable cet excellent compositeur a-t-il été mis de côté ? Sans doute ses saillies fétides ("La pieuvre musicale juive" et autres joyeusetés) à l'époque de l'Italie fasciste ne l'ont-ils pas rendu sympathique, mais sa musique n'en est pas moins superbe, et le duo Pappano-DiDonato la restitue avec bonheur. Et Qobuz vous suggère de terminer la soirée au club, en l'occurrence le Yellow Lounge en compagnie d'Anne-Sophie Mutter et quelques acolytes dont Mahan Esfahani. Le Yellow Lounge n'est pas à proprement parler un lieu déterminé, mais le nom d'un concept qui consiste à organiser des concerts de haute volée dans des endroits improbables, en l'occurrence le Neue Heimat de Berlin (à la fois club de jazz, restaurant, marché baba-cool, scène polyvalente) pour ce concert enregistré en public en 2013, mais d'autres capitales mondiales se sont rattachées à ce genre de happening. Programme éclectique, on ne se prend pas au sérieux mais on joue très sérieusement, de Bach à Gershwin.