Les grands chefs-d'oeuvre sont assez forts pour se prêter, malgré eux, à toutes sortes d'interprétations différentes. L'intensité émotionnelle dégagée par le Voyage d'hiver (Die Winterreise) de Franz Schubert a incité musiciens, metteurs en scène, écrivains, réalisateurs et plasticiens à un travail en profondeur autour de ce cycle célèbre.

Tout a commencé avec la transcription de la moitié de la Winterreise (le voyage est féminin en allemand) par Franz Liszt, réalisée une dizaine d'années seulement après la mort du compositeur autrichien. Si on peut être agacé, à juste titre, par la manie lisztienne de tout complexifier en passant finalement à côté du monde intérieur de Schubert, on peut tout de même lui savoir gré d'avoir propagé la musique d'un compositeur quasi inconnu à l'époque. C'est par les transcriptions de Liszt qu'on pouvait accéder à Schubert dans les salons et les salles de concerts. A travers ses transcriptions discutables, Liszt a aussi montré la richesse de la partie de piano écrite par un Schubert soucieux du moindre détail : grincement d'une girouette, souffle du vent d'hiver, chant lancinant et répétitif du vielleux porteur de mort. Ce piano parfois naturaliste appelle en quelque sorte les instruments. En 1993, le compositeur allemand Hans Zender écrit une "interprétation proposée" (selon ses propres termes) du Voyage d'hiver. Travail fascinant, radical, subversif, iconoclaste, qui propose non seulement une transposition instrumentale, mais également une réflexion à travers l'histoire de l'Allemagne depuis Schubert jusqu'à nous. Ainsi, ce n'est pas seulement la mort individuelle que l'on suit à travers ce cycle, mais bien la mort collective de tous les Wanderer que nous sommes. Loin de se détacher du modèle, Hans Zender contribue au contraire à prolonger l'aspect intemporel de ce que Wilhelm Müller (le poète) et Schubert (le musicien) ont à nous dire.

L'excellent ténor Christoph Prégardien a bien compris le message puisqu'il a enregistré quatre versions de cette Winterreise, l'original, bien sûr, avec Andreas Staier qui est un partenaire de rêve au pianoforte, mais aussi la version de Hans Zender, une autre encore arrangée pour ténor et guitare (l'instrument favori de Schubert qui en jouait volontiers) par le guitariste allemand Tilman Hoppstock et enfin dans l'instrumentation pour quintette à vents et accordéon du hautboïste canadien Normand Forget.

Le Voyage d'hiver a attiré des musiciens également hors de la sphère classique, comme par exemple cette version adaptée en français par Keith Kouna, avec un arrangement pour ensemble de jazz signé René Lussier et Vincent Gagnon.

Mais les adaptations de la Winterreise ne se limitent pas au concert. Le cycle de Schubert est fréquemment théâtralisé. Au début de cette année 2014, on a pu voir à la Cité de la musique, à Paris, la création mondiale d'un spectacle mis en scène par Johan Simmons dans un décor imaginé par le peintre belge Michaël Borremans et des "interstices musicaux" tout spécialement composés par Mark Andre. L'Ensemble InterContemporain dirigé par Julien Leroy se partageait ainsi la soirée avec le baryton Georg Nigl et le pianiste Andreas Staier.

Au Festival d'Aix-en-Provence de cette même année ce sont Matthias Goerne et Markus Hinterhäuser qui ont participé au spectacle mis en scène par l'artiste sud-africain William Kentridge. Un travail co-produit, entre autres, par le Lincoln Center de New York et dont les images vidéos étaient prévues comme un contrepoint poétique au désespoir schubertien.

Le cinéma s'est aussi intéressé au Voyage d'hiver. En 1997, Ingmar Bergman réalisait En Présence d'un clown, un téléfilm à partir d'une de ses pièces jamais montrées au théâtre. Ce huis clos entre deux fous est un de ses films les plus bouleversants. Schubert y est omniprésent. L'incipit des premières mesures du Leiermann (le joueur de vieille) est récurrent durant tout le film, comme annonciateur de la mort (incarnée par une clown) qui rôde autour du personnage principal. C'est en même temps une réflexion sur le théâtre et une synthèse des thèmes et des obsessions du réalisateur suédois. L'image, vidéo, est belle et nue. Elle semble rendre hommage au grand peintre danois Vilhelm Hammershøi et au cinéma de Dreyer (photo ci-dessus : Börje Ahlstedt dans le rôle de Oncle Carl Åkerblom).

Dernier avatar annoncé de ce Voyage d'hiver : la reprise, au Théâtre de Saint-Quentin en Yvelines, du spectacle mis en scène par Yoshi Oïda (photo ci-dessus). "A presque 80 ans", écrit le journaliste Jean Lukas, "le vieux maître trouve dans la poésie de Wilhelm Müller et les mélodies de Franz Schubert - âgés lors de la composition de l’œuvre en 1827 d’une trentaine d’années, et eux-mêmes à la toute fin de leur jeune existence - des hommes et artistes à qui parler et à questionner." Le voyage de la vie déroule le cycle des saisons, l’hiver symbolisant le face à face avec la mort. Mais l’hiver, ce n’est pas la fin. C’est la préparation du printemps, du retour de la vie dit Yoshi Oïda, qui n’hésite pas dans son Voyage à modifier l’ordre habituel des lieder, à faire intervenir trois chanteurs différents et à remplacer le piano de Schubert par un octuor pour vents et cordes, avec la complicité de Takénori Némoto qui a signé les arrangements et assume la direction musicale du projet. Avec l’Ensemble Musica Nigella, la soprano Elisabeth Calleo et les barytons Samuel Hasselhorn et Didier Henry. Du 4 au 14 novembre. Le spectacle sera chanté en allemand avec surtitres.

Ce voyage initiatique de solitude et de mort à travers les paysages désolés de l'hiver n'a pas fini d'exciter l'imagination, grâce à la musique si fraternelle de Schubert et, sans doute, à la part de notre propre mystère vers laquelle elle nous conduit.