C'était le 13 juillet 2004. Il est mort, à l'image de sa vie, dans un mystère total et probablement seul, à Konjšica, en Slovénie le pays de sa femme disparue avant lui. Le monde, stupéfait, l'apprendra une semaine après ses obsèques. Le chef le plus recherché du monde était mort dans une solitude absolue. On ne saura jamais s'il a succombé au cancer de la prostate qui le rongeait, ou, probablement comme son père et sa mère, par suicide... Toute sa vie Carlos Kleiber a fui la célébrité, cultivant une haine de soi et un mal de vivre à peine atténués par les rares concerts qu'il acceptait de diriger. On ne sait rien de lui, pas même sa nationalité. Certains pensent qu'il avait un passeport argentin (où ses parents avaient fui le nazisme au début des années trente), d'autres qu'il est devenu autrichien en 1980. A moins qu'il ne soit...Suisse, pays de ses études à Zurich avec son "copain" Armin Jordan.

Tout cela parait relever du roman et la seule certitude que chaque mélomane a de lui, c'est celle de son génie. Car c'est bien ce mot si galvaudé qu'il faut employer pour décrire sa façon particulière de concevoir la direction d'orchestre. Complexé à l'extrême par l'écrasante personnalité d'un père, Erich Kleiber, qui fut une des plus grandes baguettes de son temps, perfectionniste forcené n'arrivant jamais à réaliser tout à fait la musique qu'il entendait en lui, Carlos Kleiber, était dans une inlassable quête d'absolu et demandait sans cesse aux orchestres de se dépasser. "Pareil titan et si peu de confiance en lui" a souligné le grand pianiste Sviatoslav Richter, le seul soliste instrumental a n'avoir jamais joué sous cette ardente baguette. Le répertoire de Carlos Kleiber était infiniment restreint : quelques symphonies de Beethoven et de Brahms, une pincée de Schubert, un soupçon d'opéra dont d'immortelles versions discographiques du Freischütz de Weber, de La Chauve-Souris de Johann Strauss, avec Julia Varady, Lucia Popp, Herman Prey, Ivan Rebroff (!) et René Kollo, de La Traviata de Verdi et de Tristan et Isolde de Wagner. Ajoutez à cela quelques enregistrements de concert et de rares captations télévisées et disponibles en DVD : une Carmen de Bizet dans la mise en scène poussiéreuse de Franco Zeffirelli, deux fabuleux Rosenkavalier de Richard Strauss, à Munich avec Gwyneth Jones et à Vienne avec Felicity Lott, une Fledermaus (La Chauve-Souris) filmée à Munich avec Pamela Coburn et Brigitte Fassbaender. Il existe aussi un Wozzeck, l'opéra d'Alban Berg que son père avait créé en 1925, enregistré durant les années munichoises. Et puis...la magie des deux concerts du Nouvel-An qu'il dirigera à Vienne, en 1989 et en 1992, miné par les affres d'un trac abominable, rongé par le doute et le complexe d'exister.

Carlos Kleiber n'avait pas d'idéologie. Il était gouverné par un solide instinct et rechignait à parler aux journalistes. De toute sa vie il n'aura jamais accordé la moindre interview télévisée. Quelques rares élus ont pu dialoguer avec lui, au gré d'une correspondance très personnelle où éclatent ses doutes et son humour féroce. Un humour qu'il exerçait sur lui-même, sur les autres, ses collègues dont il se moquait volontiers d'une manière acerbe. Paradoxalement, c'est précisément cet art du secret, de l'esquive, de l'annulation, de la fuite qui allaient peu à peu façonner la légende Carlos Kleiber jusqu'à l'épisode d'Ingolstadt où le monde musical a soudain perçu que l'homme pouvait aussi être capricieux et infantile. C'était le 22 avril 1996, c'est à dire à l'époque où Kleiber refusait à peu près tous les concerts qu'on lui proposait. L'affaire a été révélée par le magazine Der Spiegel (lire l'article). Carlos Kleiber avait accepté de diriger un concert à la tête de l'Orchestre de l'Etat de Bavière, dans cette paisible bourgade bavaroise, siège d'une célèbre fabrique d'automobiles de prestige. C'est ainsi que, sur simple promesse verbale des deux parties et sans aucun contrat (il les détestait), le chef dirigea ses compositeurs préférés, Mozart, Beethoven et Brahms en échange d'une somptueuse automobile AUDI 8, berline sport à 4 roues motrices, équipée d'un gros moteur V8 et d'une multitude d'options réalisées sur mesure pour le maestro, dépassant le prix faramineux de 500 000 francs de l'époque (environ 77 000 €). La petite histoire raconte que les places pour ce concert se sont arrachées en quelques heures. "Carlos Kleiber dirige lorsque son frigo est vide" avait déclaré affectueusement Karajan ! Petits caprices des grands hommes...

Mais au delà des anecdotes qui font de lui un homme plutôt qu'un surhomme, Carlos Kleiber a poli un petit nombre d'oeuvres a la manière d'un artisan créant son chef-d'oeuvre. Sa vision était constituée par la somme des confits intérieurs qu'il cherchait à résoudre. Pour nous autres mélomanes, séduits par le charisme de ce chef souriant, son art se traduisait par le charme, l'élégance, la fluidité, l'énergie, la puissance de la sonorité, la recherche de la précision en une sorte de course à l'abîme, comme si sa vie en dépendait. Semblable à la lutte de Jacob ou à celle de Prométhée, la recherche existentielle de Carlos Kleiber est morte avec lui, il nous reste juste ce précieux témoignage de quelques disques audio et DVD qui ouvrent le voile sur un moment d'éternité.