Le Conservatoire Chinois de Pékin accueillait le chef d'orchestre Marc Trautmann pour une semaine de masterclasses de direction d'orchestre ; quelques réflexions

On le savait déjà : la Chine s'ouvre de plus en plus rapidement aux influences culturelles occidentales et parmi celles-là, la musique classique se taille une part du lion, ne serait-ce que parce qu'elle n'est guère soumise à d'éventuelles considérations sociales, politiques ou esthétiques qui pourraient heurter les autorités, voire l'esprit de tout un chacun dans le pays. Avec des dizaines et des dizaines de conservatoires classiques à l'occidentale, une quantité constamment croissante d'orchestres symphoniques - plus ou moins chaque ville de plus de deux millions d'habitants en possède au moins un, ce qui en représente une bonne cinquantaine - , rien d'étonnant donc à ce que la pépinière de chefs aspirants fourmille de velléités. Or, les Conservatoires ont parfois tendance à faire comme leur nom l'indique : conserver. De sorte que les vieilles habitudes pédagogiques, héritées en bonne partie de l'ancienne école russe de l'avant Révolution culturelle (nombre de musiciens chinois étudiaient en Russie, là où de nos jours ils vont plutôt en Allemagne, aux Etats-Unis, en France...), ont la vie dure, mais les nouveaux responsables des filières de direction d'orchestre - eux-mêmes issus des jeunes générations - ont rapidement compris qu'il y avait tout intérêt à s'adjoindre les compétences "internationales" de chefs ayant roulé leur bosse à travers le monde.

Et justement, Marc Trautmann a dirigé nombre d'orchestres et opéras dans nombre de pays, de l'Australie à la Norvège, de la Russie aux Etats-Unis, du Japon au Canada, même en France bien qu'il soit Français. Et en Chine, depuis vingt-cinq ans, avec une bonne dizaine d'orchestres à travers le pays, ce qui lui donne une petite avance sur certains collègues qui ne connaissent pas nécessairement le mode de fonctionnement très spécifique à la Chine. Depuis 2012, il est également invité par le China Conservatory à donner des masterclasses aux élèves de direction. Première remarque : "Voici deux ans, sur vingt stagiaires, quatre ou cinq filles. Cette année, sur vingt stagiaires, quatre ou cinq garçons. Le métier semble se féminiser bien plus vite en Chine qu'en Europe." Deuxième remarque : "La majorité des jeunes musiciens n'a aucune idée de "tradition", certes un couteau à double tranchant. Le professeur n'a pas besoin de nettoyer d'imbéciles habitudes ancrées depuis des décennies, mais par contre il faut un peu tout leur apprendre, y compris à saisir les tenants et les aboutissants d'une partition. La majorité d'entre eux débarque avec une notion très approximative (doux euphémisme) de la progression musicale, des phrasés, des articulations, des tempi, de la nature même des phénomènes sonores qui, enchaînés les uns aux autres, peuvent donner naissance à cette chose que l'on appelle musique. Souvent, ils se contentent de battre la mesure en donnant consciencieusement leurs entrées à tout le monde tout le temps, une sorte de travail de répartiteur mécanique, d'aiguilleur du ciel orchestral."

Marc Trautmann et Youqing Yang entourés des stagiaires

L'Orchestre du Conservatoire, cette semaine, répétait Roméo et Juliette de Tchaikovsky - un compositeur-star en Chine, héritage sans doute de l'époque russe - et Egmont de Beethoven. Marc Trautmann, à qui est également confié l'orchestre pour cette période de masterclasse, s'étonne autant de l'absence de connaissance du contenu musical, que de la fulgurante vitesse avec laquelle ledit contenu est adopté après quelques heures de répétition. "C'est l'avantage de n'être pas encombré des filtres de l'habitude : les choses naturellement musicales entrent facilement, dès lors qu'on donne aux musiciens confiance dans leur propre capacité artistique. Car en Chine bien plus qu'en Occident, les gens en général et les musiciens en particulier évitent les prises de responsabilité individuelle. Un instrumentiste à qui l'on ne donne pas liberté - par exemple dans une phrase plus fantasque et soliste - vous jouera tout selon le métronome, et ne comprendra pas nécessairement que la battue du chef n'est pas toujours prescriptrice de tout, à tout moment et pour tout le monde. Dans le solo de clarinette de l'ouverture du Freischütz, le chef doit suivre la liberté de l'instrumentiste tout en transmettant les informations rythmiques au reste de l'orchestre. Ici, ce n'est pas le chef qui doit dicter la musique, il doit l'accompagner."

"Or, les musiciens chinois n'ont pas encore l'habitude d'évoluer en liberté dans le cadre formel d'une partition. Préférant ne pas prendre d'initiative, ne pas se fier à leur instinct musical (dans lequel ils ont moins confiance que des Occidentaux, croyant bien à tort que leur culture chinoise les met à l'écart de la sensibilité pourtant naturelle de la musique classique occidentale), ils resteront en retrait. Au professeur de leur montrer que le cadre de leur liberté est autrement plus large - donc autrement plus difficile à contrôler ! - que ce qu'ils imaginent." Le professeur ouvre la porte, mais l'élève doit rentrer de lui-même, proverbe chinois à méditer, surtout en Chine où l'on engloutit volontiers la parole du maître sans chercher à la goûter ni à la digérer.

A l'issue de la semaine de masterclasses, petite discussion à bâtons rompus. Comme d'habitude, les jeunes Chinois n'osent pas trop se lancer dans les questions, de peur de perdre la face les uns vis à vis des autres. "Le clou qui dépasse appelle le marteau, dit-on au Japon mais la remarque peut aussi bien s'appliquer en Chine ; il leur est encore difficile de comprendre, puis d'admettre, puis d'appliquer le principe selon lequel un chef d'orchestre doit non seulement dépasser de la tête, mais qu'il doit savoir manier le marteau lui-même. Réalité très éloignée de la mentalité pyramidale à la chinoise, mais les quelques chefs chinois qui réussissent, en Chine comme à l'étranger, sont eux-mêmes de féroces marteaux : aux élèves d'en faire autant." Les élèves indiquent qu'ils ne disposent pas de suffisamment de temps pour s'entraîner devant un véritable orchestre. Le problème n'a rien de chinois, d'ailleurs, mais ils ne le savent pas. "Je leur ai suggéré de rassembler de petits ensembles de musique de chambre qu'ils peuvent diriger : les cassations et sérénades de Mozart, les symphonies de Haydn telles que réduites en sextuor par son agent Salomon, la Petite symphonie de Gounod, la sérénade pour vents de Dvořák, et mille et unes pièces pour effectif modeste qui sont autant de superbes outils d'apprentissage, non seulement pour les jeunes chefs mais aussi pour les instrumentistes eux-mêmes qui manquent cruellement d'expérience de musique de chambre." Considération technique : "L'acquisition des partitions et du matériel ne pose plus de problème : là où voici dix ans encore, en Chine, je voyais des bibliothécaires d'orchestre copier à la main le matériel de tel ou tel Debussy ou Ravel ou Stravinsky, tout est désormais disponible gratuitement sur Internet, piratage ou pas - le pays s'encombre assez peu de ce genre de considérations. Pourquoi se gêneraient-ils..." Autrement dit, l'apprentissage est autrement plus facile pour l'actuelle génération, qu'ils usent des outils à leur disposition.

Bâtiment circulaire : les salles de concert. Bâtiment au toit bleu : le bâtiment principal. Sous les grues à gauche : site de construction du tout nouveau Conservatoire, en travaux 24 heures sur 24. Autour les immeubles d'habitation pour les quelque 2000 élèves

"Ensuite, peu d'entre les aspirants chefs comprennent que le début de leur vie professionnelle ne se déroulera pas nécessairement à Pékin ou à Shanghai, mais par exemple à Taiyuan, à Shijiazhuang, à Xiamen, à Xi'an, comme chef assistant, comme chef-à-tout-faire, comme factotum, dans l'ombre du calife dont ils espèrent un jour prendre la place à la place du calife. Encore la conception pyramidale de la société : Il n'est de bon bec que de Paris, disait Villon ; il n'est de bonne vie qu'à Pékin ou Shanghai, pensent les jeunes musiciens. L'Empire du Milieu est au milieu du monde, et Pékin est le milieu du milieu - avec Shanghai comme milieu du monde économique chinois. Erreur fatale ! Même s'il est vrai que les autres mégalopoles chinoises peuvent, dans leur grande majorité, être très invivables s'il s'agit d'y vivre de plusieurs saisons." Comment voient-ils la suite des événements ? "Beaucoup d'entre eux voudraient aussi continuer d'aiguiser leurs baguettes à l'étranger... mais peu parlent ne serait-ce que quelques mots d'anglais. Un cursus à mon sens indispensable dans le parcours universitaire de ces jeunes musiciens." Le directeur de la Classe de direction, le professeur Youqing Yang, lui-même aguerri à la vie de chef itinérant, est bien conscient de tous ces aspects. Les apprentis chefs doivent se frotter à la réalité nationale et internationale, ainsi d'ailleurs que les jeunes musiciens de l'Orchestre du Conservatoire. Et justement, Marc Trautmann et Youqing Yang ont dans leurs plans de faire tourner ce même orchestre, sous le fort vendeur nom de China Youth Philharmonic, en Amérique du Sud en 2016, avec le pianiste sino-états-unien Frédéric Chiu. Gageons que ce genre d'expérience sera un formidable tremplin pour la relève musicale de l'Empire du Milieu.