Extrait du livret du disque : L’écume des jours, sous le roman le jazz par Bruno Pfeifer, Liberation.fr.

« Sans le jazz, la vie serait une erreur » : le film de Michel Gondry représente une nouvelle illustration de la déclaration de Boris Vian, mort en 1959. Le jazz, « sa ligne de mire » selon la jolie formule de Jean Cocteau, a marqué l’époque du long-métrage. En avant-propos de L'Écume des Jours (1947 – Ed. Fayard), le romancier annonce la couleur : « Il y a seulement deux choses : c'est l'amour de toutes les façons, avec les jolies filles, et la musique de la Nouvelle-Orléans ou de Duke Ellington. »

Pour s’immerger dans la musique qui accompagne Boris Vian au moment de l’écriture de son roman L’écume des jours, Qobuz a suivi le livret de Bruno Pfeiffer, l’auteur du livret L’écume du jazz, sur les pas de Boris Vian (Naïve) et vous propose quelques pistes audio à écouter.

Black Bottom Stomp, de Jelly Roll Morton, incarne à la fois la profondeur d'âme et l'esprit de fête de la musique de la Nouvelle-Orléans. Kid Ory et Omer Siméon exécutent, en 1926, la composition du pianiste-maquereau qui dirigeait parfois le revolver en main sa formation des Piments rouges (Red Hot Peppers).

Dans l'Apex Blues (du nom d'un club de Chicago) du clarinettiste louisianais Jimmie Noone, et dans cet autre bijou datant également de 1928 : I know That You Know, on retrouve l'esprit de fête de la musique de la Nouvelle-Orléans.

Une voix sublime de la Nouvelle-Orléans attendrira la France des années cinquante : le saxophone soprano de Sidney Bechet. Né en 1897, il meurt en France, à Garches, la même année que Vian. Dans son roman L’écume des jours, une rue porte le nom de Bechet. Si tu vois ma mère est un monument de Blues orléanais.

Dans son roman, Boris Vian attribue une avenue à Sydney Bechet et une autre à Louis Armstrong, autre « grand nom » admiré de La Nouvelle-Orléans. À écouter les chefs-d'œuvre de 1928, West End Blues et Tight Light This, puis Mahogany Hall Stomp de 1933 (du nom d'un bordel de Storyville, le quartier chaud de la Nouvelle-Orléans), même un extraterrestre comprendrait pourquoi. « Et Armstrong il peut... se déculotter devant l'Arc de Triomphe,... scier la colonne Vendôme avec une fourchette bleue et manger des huîtres tout nu en courant le long des Tuileries, il aura quand même gravé trois cents faces (au moins) inoubliables. Et ça, ça ne sera jamais mort », écrit le critique Vian dans Jazz Hot.

La figure emblématique du jazz, Vian l'entrevoit dans le chef d'orchestre Duke Ellington, né en 1899. Sa composition Chloé donne son nom à l'héroïne du roman. Une autre, Black and Tan Fantasy, le nom d'un cocktail. Duke signe d'autres titres qui apparaissent au détour des paragraphes, comme Slap Happy, Blues of The Vagabond, Misty Morning, Blue Bubbles, et The Mood to be Wooed. Inconcevable de résister au charme de ces perles des années vingt, trente et quarante. Duke, c'est l'oxygène de Vian.

Boris Vian ne cache pas son admiration pour Billie Holiday, dont le Loveless Love baptise un cocktail à l'œuf battu dans le roman. Billie à qui le compositeur George Gershwin offre The Man I Love, son morceau de bravoure.

Les cœurs de Chloé et Colin battent, dans les pages du roman, « sur un rythme de boogie ». Le morceau de boogie de l'époque, par excellence : le Honky Tonk Train Blues (1935), de Meade Lux Lewis. Les cœurs auraient également vibré de concert sur Get Together (1934), scandé par les éruptions de chaleur du batteur Chick Webb. Les cœurs enfin auraient fondu sur I'm Coming Home Virginia du trompettiste blanc de Davenport Bix Beiderbecke, dont Vian traduisit la biographie. Et sur Careless Love Blues de Bessie Smith (1925), composé par WC Handy, auteur du premier blues (Memphis Blues). Dans les paroles, en 1912, le mot blues traduit un état mélancolique. Qui colle à merveille au roman.

Le public a pu croire à tort que Boris Vian le critique s'acharnait sur le jazz classique pour défendre le jazz moderne dont le be-bop reprenait l'étendard. Rien n'est plus faux. Vian se nourrissait du jazz des premières années comme de celui de son temps : il n'est qu'à considérer sa discothèque et ses revues, intacts en l'état de rangement dans son appartement de la cité Véron, au-dessus du Moulin Rouge, à Paris, grâce au fantastique travail de conservation de Nicole Bertolt. On y admire alignés en belle place les 78 tours des grands classiques des années vingt, trente, et quarante, à côté des beboppers les plus éminents de l'époque. On retrouve Lionel Hampton, auteur d'un véritable manifeste du swing entre 1937 et 1940. Qu'on en juge au fabuleux Buzzin' Around with the Bee ! Les meilleurs solistes des grands orchestres y font assaut d'inspiration et d'énergie. Bien entendu, au Blues fut réservée une place de choix. Surtout si le morceau s'intitule Saint Louis Blues ; si l'auteur en est WC Handy ; si les interprètes, en 1925, s'appellent Bessie Smith, Fred Longshaw à l'harmonium ; et si déjà le cornet de Louis Armstrong, qui ponctue de phrases poignantes le discours de la vocaliste, frise le génie.

Retour à la case douceur avec Que reste-t-il de nos amours ? de Charles Trénet, que Vian estimait parmi les auteurs incomparables (« Si Brassens et Trénet s'arrêtent d'écrire, ce n'est pas un autre qui fera ce qu'ils faisaient »). Soutenu par les meilleurs jazzmen français de l'époque, Trénet nous transporte dans les nuages du souvenir. Quel blues ! Changement de tempo avec la meilleure prise du sublimissime Parker's Mood de Charlie Parker (le Master Savoy du 18 septembre 1948). Le saxophoniste suinte la densité émotive et l'élévation tant l'improvisation survole le thème. Âgé de 22 ans seulement, le trompettiste Miles Davis, que Vian rencontrera à Paris en 1949, et qu'il fréquenta à chacune de ses venues, soutient le jeu de Parker.

En 1949 justement, pour Just Friends, Charlie Parker rentre dans les studios du label Verve pour jouer devant une petite section de cordes, néanmoins accompagné par le contrebassiste Ray Brown et le batteur Buddy Rich. L'appui de cette formation est sommaire. Néanmoins, une fois de plus, Parker joue en surplomb. Les solos décollent. Et l'on saisit encore pourquoi les musiciens le surnommaient Bird (L'Oiseau).

Billy Strayhorn composera Take The «A» Train pour Duke Ellington en 1941. Le « A Train » était le métro qui reliait Harlem au centre de New York. Le thème était si accrocheur, si populaire et si typique de sa musique, que par la suite, Duke le décréta indicatif de tous ses concerts. Et que signifiait le titre étrange de l'instrumental Mood Indigo que Duke Ellington composa avec Barney Bigard, et dont le premier arrangement pour trois voix apparaît en 1930 ? Ce dernier raconta qu'il s'agissait de l'histoire de deux petits enfants de huit ans, amoureux l'un de l'autre. La fille regardait tous les jours le garçon passer devant sa fenêtre. Un jour, il n'apparut pas. La fille éprouva une sensation bizarre. Explication de Duke : « J'ai voulu traduire ce sentiment en musique ». Vian accompagna Duke une semaine en tournée. L'épisode transfigura l'auteur du Déserteur, qui connaissait son Duke par cœur. Tel Cottontail, le fantastique morceau de l'orchestre dont le jeune Jimmy Blanton assurait la contrebasse pendant quelques années. On peut marquer d'une pierre blanche Cottontail, qui date de 1940, pour le chorus phénoménal arrangé et joué par le saxophoniste ténor Ben Webster. Des témoins de l'époque racontent que les salles demandaient à Webster de le jouer note pour note. Une première !

Le racisme révulsait l'auteur de J'irai cracher sur vos tombes. La présence de Strange Fruit (« ce fruit bizarre... Scène pastorale du vaillant Sud ») dans la gorge déchirée de Billie Holiday interprété pour la première fois en 1939 au Café Society de New-York, s'impose dans la sélection. Le terme Strange Fruit est devenu synonyme de lynchage.

Le fonds de commerce de Count Basie, qui enregistra souvent avec Billie, se résume en un mot : le Swing. Pour résister à la marée sonore de son grand orchestre de la fin des années trente, il faut être constitué de granite. Every Tub, qui date de 1938, procure une envie irrépressible de taper du pied. Le saxophone ténor de Lester Young s'envole, enchaîne les idées, allume 36 feux d'artifice. Vian chantait les louanges du binôme Basie/Lester. Billie avait trouvé un surnom à Lester : Pres (President). Pourquoi ? Car à son avis il représentait l'homme le plus important des USA. Pres avouait inexplicablement un complexe devant Coleman Hawkins, dont l'on retrouve le style rhapsodie sur l'entraînant Honeysuckle Rose, le titre suivant, en compagnie d'un géant de calibre identique : le guitariste manouche Django Reinhardt. On se demande quel soliste brille le plus. Honeysuckle Rose fut composé par l'exubérant pianiste Fats Waller en 1928. Sous le nom de Hawkins, la session parisienne de 1937 comprend Stéphane Grappelli au violon. George Gershwin composa I Got Rythm en 1930 sur commande d’une comédie musicale. Djando adorait ce titre… Au point de l’enregistrer à cinq reprises. Sur cette version, une joute éblouissante avec Stéphane Grapelli, Django brille de mile feux. Un an plus tard, en 1938 à New-York, la jeune Ella Fitzgerald fête ses 20 ans. Chick Webb a pris sous son aile la jeune fille de Virginie née de père inconnu. Avec Taft Jordan, Mario Bauza, Bobby Stark, Louis Jordan, l'orchestre du « Bossu » tient le haut du pavé. Grâce à A Tisket-A-Tasket, un succès populaire, Ella atteint la gloire.

Vingt années après, en 1958, un an avant la mort de Boris Vian, Miles Davis grave plusieurs faces inoubliables avec l'orchestre de Gil Evans, dont le mythique Summertime de George Gershwin, sur le disque Porgy and Bess. Depuis dix ans, le style de Miles évolue à une vitesse stupéfiante. L'année précédente, en 1957, il entrait en studio avec Cannonball Adderley pour enregistrer dans les studios du label Blue Note, Somethin' Else, considéré par les critiques comme un album majeur du jazz... et adoubé comme tel par un Miles réputé pourtant pour avoir la dent dure. L'arpège du pianiste Hank Jones, couvert par la contrebasse de Sam Jones et la batterie d'Art Blakey, ouvre la voie au murmure des instruments à vents. Cannonball et Miles transcendent en cascade le thème de Joseph Kosma et les paroles de Jacques Prévert Les Feuilles Mortes (Autumn Leaves). Il paraît impensable qu'en improvisant Miles n'ait pas pensé à la principale interprète des Feuilles Mortes, sa maîtresse de l'époque, la célèbre chanteuse Juliette Greco.

Quelques mois plus tard, le 4 décembre 1957, Boris Vian pousse Louis Malle à persuader le trompettiste de composer la musique de son film Ascenseur pour l'Échafaud. Vian venait de rentrer comme directeur artistique du catalogue jazz chez Fontana et Philips ; il multipliait les initiatives, les rééditions, les séances. Jeanne Moreau accueillit les musiciens, dont quelques Français de stature, comme le pianiste René Urtreger et le saxophoniste Barney Wilen. Il se raconte que Wilen eut un rôle prépondérant dans l'invention des thèmes. Boris rédigera les notes originales de la pochette de l'album 25cm, révélant ceci sur le morceau Dîner au Motel : « Un fragment de peau se détacha à un moment de la lèvre de Miles pour se coincer dans l'embouchure. Pareil à ces peintres qui doivent parfois au hasard la qualité plastique de leur pâte, Miles accueillit volontiers ce nouvel élément de son jeu inouï » . Le disque décrocha le Grand Prix du disque 1958 de l'Académie Charles-Cros. Telle est la légende du jazz, dont Boris Vian reste poète, découvreur, et prophète ouvrant nos cœurs.

Bruno Pfeifer (Liberation.fr)