L'extraordinaire tintamarre médiatique autour des cent ans du Sacre du printemps d'Igor Stravinsky a complètement éclipsé un autre anniversaire, celui de Jeux, poème dansé que Claude Debussy écrivit également pour Diaghilev, créé le 15 mai 1913, soit 14 jours avant le Sacre. L'idée du scénario ce serait imposée à Nijinsky et à Bakst après qu'ils aient assisté à un match de tennis où les protagonistes vêtus de blanc se détachaient des arbres sombres d'un jardin. Nijinsky racontera plus tard combien ce scénario était conforme aux fantasmes sexuels de Diaghilev : Il voulait avoir deux amants. Il me le disait souvent, mais je m'y refusais. Diaghilev voulait faire l'amour avec deux garçons à la fois... Dans le ballet, les deux jeunes filles représentent les deux garçons et le jeune homme, c'est Diaghilev. (cité par François Lesure in Claude Debussy, Ed. Fayard, 2003).

Debussy ne s'est jamais exprimé au sujet de cet argument dont il ne connaissait peut-être pas l'idée première. Il se met au travail aussitôt avoir reçu la commande de Diaghilev en composant avec une grande rapidité. En ce faste moi de mai 1913, les Parisiens peuvent assister coup sur coup à la création de deux partitions majeures du XXème siècle, Jeux et le Sacre du printemps ! Comme c'est souvent le cas au théâtre les répétitions sont tendues et le compositeur est vite dégoûté par les disputes entre Diaghilev et Nijinsky. La chorégraphie de ce dernier est confuse, oscillant entre le tennis, le golf et les préceptes d'Emile Jaques-Dalcroze que Debussy déteste. Le résultat donne un curieux mélange de modernisme et d'académisme. De son côté, le chef-d'orchestre, Pierre Monteux, a fort à faire pour se mettre dans la tête ces nouvelles partitions qu'il doit ensuite imposer à des musiciens assez désorientés.

Ce que le public attend avant tout, c'est un nouveau spectacle des Ballets Russes dansé par Nijinsky et Karsavina, la musique de Debussy passant au second plan. La création de Jeux fut, en quelque sorte, coulée par Nijinki et le spectacle fut vite oublié, le coup de grâce de cet abandon étant donné par le scandale du Sacre du printemps quelques jours plus tard dans ce même théâtre des Champs-Elysées flambant neuf et avec les mêmes artistes.

Jeux ne deviendra jamais une oeuvre populaire de Debussy au même titre que La Mer ou Iberia. Moins immédiate, moins spectaculaire que ces dernières, elle procède par petites touches à la manière picturale et il faut du recul pour en admirer l'ensemble. Jeux fut oublié pendant de longues années et ne s'imposera finalement qu'après la guerre, avec des chefs comme Inghelbrecht et Ansermet qui la dirigera, à Paris, lors du fameux festival L'Oeuvre du XXème siècle, en 1952. On le voit, la nouveauté de la dernière oeuvre importante de Debussy s'est propagée de façon souterraine de Boulez à Dutilleux ; son influence irrigue aujourd'hui encore les créations des jeunes compositeurs. Le raffinement de l'écriture orchestrale, l'extrême division des pupitres, la virtuosité presque solistique demandée aux musiciens, la fantaisie et la liberté de la composition en font une œuvre capitale dans l'histoire de la musique du XXème siècle. Ces jeux de l'amour et du hasard, partagés par trois adolescents à la découverte de leur propre sensualité, ont suscité une musique nouvelle et libre ouvrant sur un univers intensément poétique.